Brautigan, Un Rêveur à Babylone
se fixer un emploi du temps, j’y étais habitué, mais maintenant, tout
semblait disproportionné. Tant pour ce qui était de sa carrière littéraire que
de son comportement avec les autres. J’en fus effrayé. Certes, je l’avais déjà
vu perdre la boule, mais jamais vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Rares étaient les moments où il retrouvait son détachement
et son sens de l’humour d’antan. A part quelques blagues lugubres dans un
registre plutôt misogyne – où l’expression « mon pote »
revenait sans cesse –, il semblait tourmenté, nerveux et dépourvu de son
habituel sens de l’humour.
A la place de ses petites vignettes de la vie quotidienne
qu’il s’était toujours plu à raconter, et qui ensuite réapparaissaient dans ses
écrits, il s’embarquait dans ses potins sur Hollywood. Son stock d’anecdotes se
mit à ressembler aux articles bouche-trous du magazine People :
comment Warrent Oates avait démoli Machin, ou bien la fois où Richard réussit à
étaler Jack Nicholson au basket à un contre un, et empocha 50 dollars, omettant
de mentionner que Nicholson mesurait quinze bons centimètres de moins.
Une des anecdotes préférées de Richard était apparemment une
histoire vraie qu’il introduisit ultérieurement dans Tokyo-Montana Express. Un
homme, qui en a marre de ces citadins qui abandonnent leurs animaux domestiques
dans la nature, prend en filature un conducteur ; plus tard, en guise de
commentaire sur leur cruauté, il bazarde un camion entier de fiente de poulet
devant chez lui. Mais dans la façon dont Richard rapportait l’anecdote, c’est
la notion de vengeance qui prévalait, et non l’aspect cocasse de la réaction.
Alors qu’auparavant, dans La Vengeance de la pelouse, la vendetta
débouchait sur une situation humoristique.
Ma première mission consista à couper les hautes herbes qui
avaient poussé pendant l’été autour de la maison, à l’aide d’une tondeuse louée
à Bozeman.
Quand la tâche fut accomplie, Richard remarqua une zone
marécageuse dans le gazon. L’humidité semblait s’infiltrer sous l’angle
nord-ouest de la maison. A mon grand étonnement, il se lança dans une longue
tirade contre la Compagnie du Téléphone. Personne en Amérique ne savait plus
rien faire, en Amérique on ne trouvait plus que des bons à rien, au Japon, au
moins…
Impossible, au début, de comprendre de quoi il parlait. Le
fin fond de l’histoire me fut enfin révélé : il prétendait qu’au moment
des travaux d’installation de la ligne, la Compagnie du Téléphone avait
endommagé le fossé d’irrigation situé de l’autre côté de la route. Cette fuite
avait occasionné des écoulements d’eau sous la route, dans la propriété de
Richard.
Quand je rentrais à la maison, Richard y allait chaque jour
de sa tirade, il passait un nouveau coup de fil, s’entretenait avec le
directeur de la Compagnie du Téléphone, l’accusait d’être la cause de ses
problèmes de terrain…
La vendetta se poursuivit pendant deux jours. Richard se
montra de plus en plus enragé jusqu’à ce que la Compagnie refuse de répondre à
ses appels.
Il contacta alors son avocat de San Francisco. Le cas fut
soumis à un avocat local, lequel affirma que Richard avait le droit de protéger
sa propriété comme bon lui semblait.
Richard fut tourmenté pendant une journée supplémentaire à
l’idée de louer une pelle mécanique et de creuser le fossé de l’autre côté de
la route. Son indécision alterna avec des crises de rage à l’encontre de la
Compagnie du Téléphone. Fatigué de n’entendre plus parler que de cette affaire,
j’ai décidé d’aller sur place afin de me rendre compte par moi-même.
La propriété de Brautigan était installée à flanc de coteau
et donnait sur la route qui, plus au nord, empruntait le pont de Pine Creek.
Plus loin vers l’est, de l’autre côté de la route, une prairie servait de champ
d’écoulement pour le ruisseau de Pine Creek. J’ai remonté la pente à pied, et
j’ai crapahuté en bordure de la prairie, jusqu’à un angle. De ce point
stratégique, j’apercevais, en aval, la prairie et la maison de Richard. Le
versant nord-est était à l’évidence situé sur l’ancien tracé de la rivière.
J’ai tenté de faire comprendre à Richard combien il était
vain de louer une pelleteuse, lui expliquant en long et en large qu’il y aurait
toujours des écoulements dans le tracé qu’il pourrait
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