Brautigan, Un Rêveur à Babylone
comptait
sur les conseils de ses amis installés dans la région ; il est amusant de
noter à ce propos qu’aucun d’entre eux n’était un vrai « rancher »,
si bien que Richard, non seulement n’y connaissait rien, mais se retrouvait
sans personne pour le conseiller.
A sa méconnaissance des travaux du ranch s’ajoutait le
handicap particulièrement lourd de ne pas savoir conduire et d’être reclus dans
un coin perdu à la campagne. Si bien qu’il était tributaire de ses voisins ou des
taxis de Livingston s’il voulait se déplacer.
En guise de résidence au calme, loin de tout, il s’était en
fait fourré dans une situation d’étroite dépendance.
Je me suis mis au travail, et j’ai compris presque
immédiatement que la vraie difficulté résidait moins dans mes faibles
connaissances en matière de ranch qu’en Richard lui-même ; il traversait
une crise grave. Et son insomnie chronique n’en constituait qu’un symptôme,
compliqué de paranoïa et d’excès alcooliques.
Pour ma propre tranquillité d’esprit, je me suis imposé un
emploi du temps rigoureux : lever le matin vers cinq heures, petit
déjeuner, puis réparation des barrières avant qu’il ne fasse trop chaud. Les
après-midi de la fin juillet ne pardonnent pas dans le Montana, et j’en
profitais pour faire la sieste.
Les premiers jours, Richard déboulait dans la cuisine et ne
pouvait s’empêcher de déclencher un ouragan de paroles plus ou moins
cohérentes. Il avait l’air défait, égaré. Manifestement, il n’avait pas dormi.
L’après-midi, au moment où je voulais piquer un somme, il
m’invitait à boire et discuter avec lui. Rapidement, les discussions devinrent
à sens unique, surtout composées de ses lamentations byzantines au sujet de la
gestion du ranch.
Pour retaper le bâtiment principal, il avait fait appel aux
services d’une équipe de Seattle, apparemment de vieux acolytes de l’époque de
Haight Ashbury. Il leur reprochait d’avoir fait du mauvais boulot. Les
histoires qu’il rapporta au sujet de leur incompétence furent contredites par
d’autres sources dont j’eus vent par la suite au cours de mon séjour.
Il refusait de faire appel à des gens de la région,
prétendant vouloir préserver sa vie privée. Mais en même temps, avec son
comportement de sale gamin, il semblait incapable de résister à la tentation
d’alimenter les commérages dont le voisinage semblait si friand.
Quand le groupe de Seattle mit les bouts – et
d’après la légende locale qui n’arriva à mes oreilles que bien plus tard, ce
fut sous la menace du pistolet –, ils laissèrent en plan la Nash Rambler.
Ce que Richard considéra comme une trahison et qui le mit hors de lui. Il
ordonna à Ianthe de conduire la Rambler en rond dans le pré, du côté de la
grange, jusqu’à ce qu’elle tombe en panne sèche.
Il abandonna ainsi le véhicule et partit raconter à tous ses
amis ce qu’il venait de faire, portant ainsi un nouveau coup à sa notoriété
locale.
Mais tout cela n’était que broutilles, comparé à son
« Règlement-de-comptes-à-OK-Cuisine ».
Dans la région, ça jasait encore quand je suis arrivé, alors
que l’affaire remontait à l’année précédente. C’est cette affaire qui suscita
le plus de cancans et qui lui valut la réputation d’excentrique déchaîné.
A la suite de l’incident qui eut lieu le second jour avec la
22 long rifle, j’en étais arrivé à la conclusion suivante : les armes
provoquaient chez Richard un comportement tout à fait malsain. A San Francisco,
je n’avais jamais eu l’occasion de le voir en présence d’armes. Elevé dans un
ranch de l’État du Washington, j’avais appris que les armes devaient être
considérées comme des outils, outils certes dangereux, mais des outils. Pour
Brautigan, elles représentaient des instruments de vengeance, à la disposition
de ses caprices. Mais je le croyais lorsqu’il affirmait qu’il n’avait jamais
tiré à la carabine en présence de quelqu’un d’autre.
Ce fut pourtant démenti quand Richard me montra le cadre
au-dessus du réfrigérateur, dans la cuisine, à l’intérieur duquel l’horloge
pendait à un clou. Derrière l’horloge, le mur était criblé de balles. Tout
autour du cadre, la section avait été recimentée.
Tout fier, Richard me raconta que l’année d’avant, Price et
lui, passablement ivres, avaient tiré sur le mur de la cuisine. Cela avait
débuté comme un
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