Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
absolu, irrémédiable, aussi calme que l’eau sans rides
d’un marais dans la nuit. Il a la bouche sèche et la peau comme anesthésiée,
insensible à tout, sauf aux frémissements périodiques du pouls qui bat, lent et
très fort, dans ses poignets et ses tempes. Parfois ce battement s’arrête
quelques instants, et il expérimente alors un vide étrange dans la poitrine,
comme si la respiration et le cœur lui-même étaient paralysés.
Le saunier continue de descendre les marches. Une image
demeure nette devant ses yeux, ou dedans, pour peu qu’il batte des paupières et
qu’il les ferme pendant qu’il est aspiré par cette spirale qui semble ne jamais
se terminer : une chair morte et nue, impersonnelle, posée sur le marbre
froid d’une table. Le cri de stupeur qu’il a poussé alors lui arrache toujours
la gorge ; la plainte désespérée, rauque et rebelle, devant
l’inexplicable, l’absurdité de tout cela. L’injustice. Et ensuite, lui glaçant
les entrailles, la désolation de ne pas reconnaître, dans ce cadavre pâle et
déchiqueté qui sentait les viscères ouverts, lavé avec des seaux d’eau dont les
flaques stagnaient encore sur le sol de la morgue municipale, le petit corps
tiède et endormi qu’il a jadis serré dans ses bras. L’odeur de douce fièvre, de
rêve. De chair minuscule et chaude de la fillette dont il ne pourra plus jamais
garder le souvenir intact.
Une lueur en bas de l’escalier. Felipe Mojarra s’arrête, une
main contre le mur en attendant que son cœur reprenne ses battements et que son
pouls revienne à la normale. Finalement, il respire profondément plusieurs fois
et termine sa descente. Il se trouve dans un espace voûté et vide, à demi
éclairé par une chandelle qui achève de se consumer dans une niche du mur. La
lumière indécise montre un homme, nu à l’exception d’une couverture jetée sur
ses épaules et d’un pansement sale qui lui ceint la taille. Il est assis sur
une paillasse en loques, adossé au mur ; il garde la tête basse, posée sur
ses bras croisés autour de ses genoux, comme s’il somnolait, et porte des fers
aux mains et aux pieds. En le voyant, Mojarra sent ses jambes se dérober sous
lui et se baisse lentement pour s’asseoir sur la dernière marche. Il demeure
ainsi un long moment, immobile, les yeux fixés sur l’homme. Au début, celui-ci
ne semble pas avoir remarqué sa présence. Puis il relève la tête et regarde le
saunier, qui se trouve face à un inconnu : âge moyen, cheveux roux, peau
tachetée. Des hématomes sur tout le corps. Des cernes profonds sous les yeux, de
douleur et de manque de sommeil. Partant de la lèvre inférieure éclatée, une
traînée de sang séchée s’étend jusqu’au menton.
Aucun des deux ne parle. Ils se dévisagent un moment, puis
l’homme pose de nouveau sa tête sur ses bras, indifférent. Felipe Mojarra
attend que se comble le vide de son cœur, puis, à grand effort, se remet
debout. Il se souvient : la chair minuscule et chaude. La douce odeur de
fillette endormie. Quand il ouvre sa navaja et que le claquement du cran
d’arrêt résonne dans le silence du souterrain, l’homme enchaîné relève la tête.
*
Rogelio Tizón fume, adossé au mur. La lune qui pointe
derrière les créneaux mutilés de la tour du château des Gardes-marines répand
une clarté laiteuse qui donne du relief aux décombres et aux pierres éparses de
la cour. La braise du cigare du policier, en se ranimant par intervalles, est
la seule chose chez lui qui semble vivante ; sans ce point lumineux,
malgré la lanterne dont la flamme agonise au sol, un observateur confondrait le
commissaire immobile avec les ombres qui l’entourent.
Les hurlements ont cessé depuis un moment. Pendant presque
une heure, Tizón les a écoutés avec une curiosité professionnelle. Ils
arrivaient amortis par la distance et l’épaisseur des murs, sortant de
l’escalier du souterrain dont l’ouverture se trouve à quelques pas, dans
l’obscurité. C’étaient tantôt des cris brefs, secs : des gémissements
rapides, tout de suite étouffés. Et tantôt d’autres plus prolongés : des
râles d’agonie qui semblaient interminables, se brisant à la fin comme si celui
qui les émettait avait épuisé tout ce qu’il avait pu y mettre d’énergie et de
désespoir. On n’entend plus rien, mais le commissaire ne bouge toujours pas. Il
attend.
Des pas lents et indécis. Une présence proche. L’ombre
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