Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
pense-t-il, que cet étrange policier a
enfin trouvé ce qu’il cherchait.
*
Le calme d’une nuit du Sud. Pas un souffle de brise dans
l’air chaud et immobile. Aucun bruit non plus. Rien que les voix de deux hommes
qui discutent tout bas, dans la pénombre d’une lanterne posée par terre au
milieu des décombres de la cour du château des Gardes-marines. Près de
l’ouverture dans le mur qui donne sur la rue du Silence.
— Ne m’en demandez pas tant, dit Hipólito Barrull.
À côté de lui, Rogelio Tizón se tait. Je ne vous demande
rien, répond-il enfin. Juste votre version des faits. Votre point de vue sur
l’affaire. Vous êtes le seul qui possédiez la lucidité suffisante pour me
donner ce dont j’ai besoin : la touche de rationnel qui éclaire le reste.
Le regard scientifique qui met de l’ordre dans ce que je connais déjà.
— À mon avis, il n’y a pas beaucoup d’ordre à mettre
là-dedans. Il n’est pas toujours possible… Il y a des clefs qui ne seront
jamais à notre portée. Pas de notre temps, en tout cas. Il faudra des siècles
pour comprendre.
— Un marchand de savon, murmure le commissaire entre
ses dents.
Il est déçu. Ses idées sont encore confuses.
— Un maudit marchand de savon de rien du tout,
répète-t-il au bout d’un instant.
Il sent le regard du professeur posé sur lui. Un éclat de la
lanterne dans le double reflet des lunettes.
— Pourquoi pas ?… Ça n’a pratiquement rien à voir.
C’est une question de sensibilité.
— Dites-moi comment vous voyez ça.
Barrull détourne la tête. Sa gêne d’être là est évidente.
Cela fait un moment qu’elle l’emporte sur sa curiosité initiale. Depuis qu’il
est remonté du souterrain du château, son attitude n’est plus la même. Évasive.
— Je n’ai parlé avec lui qu’une demi-heure.
Tizón ne dit rien. Il se borne à attendre. Au bout d’un
moment, il voit le professeur promener son regard sur les alentours, les ombres
de la vieille bâtisse obscure et abandonnée.
— C’est un homme obsédé par la précision, dit enfin
Barrull. La proximité de son métier avec la chimie y est sûrement pour
beaucoup… Il manipule, disons, un système spécial de poids et de mesures. En
réalité, c’est un enfant de notre temps… Et même particulièrement
représentatif. Un esprit quantificateur, dirais-je. Géométrique.
— Donc, il n’est pas fou.
— Ce mot est à double tranchant, commissaire. C’est un
dangereux fourre-tout.
— Dans ce cas, décrivez-le-moi mieux. Définissez-le.
Le professeur répond qu’il aimerait bien en être capable.
Tout ce qu’il peut faire, c’est imaginer une petite partie, et rien de plus.
Quand il parle d’obsession de la précision, cela signifie que le sujet est
extrêmement méticuleux avec les détails. Et plus encore s’il est doté d’un
esprit mathématique. Ce qui semble bien être le cas. Il possède deux
caractéristiques. Bien que n’ayant pas reçu d’éducation scientifique, c’est un
mathématicien naturel. Capable de voir les régulations, les lois qui sont sous-jacentes
à une grande quantité de données de tout type : air, odeur, vent, angles
urbains…
— Vous savez ce dont je veux parler, conclut-il.
— Pourquoi est-ce qu’il tue ?
— Il se peut que l’orgueil joue un rôle… La rébellion,
aussi. Et le ressentiment.
— C’est curieux que vous invoquiez le ressentiment. Cet
homme a eu une fille… Elle est morte il y a douze ans, durant l’épidémie de
fièvre jaune. À seize ans.
Du coup, Barrull le regarde avec intérêt. Et méfiance. Tizón
hoche légèrement la tête. Il regarde d’un côté, puis de l’autre, et ses yeux se
remplissent d’ombres.
— Comme la mienne, ajoute-t-il.
Il se rappelle froidement le long interrogatoire, en bas. La
stupeur de Cadalso quand il lui a donné l’ordre de conduire le marchand de
savon ici, et non dans les cachots de la rue du Mirador. Les soins superficiels
donnés à la blessure, une balle dans l’os de la hanche droite. Les questions et
les cris de douleur, au début. L’impression ressentie par Hipólito Barrull
quand il l’a fait descendre dans le souterrain en ruine du château. Son horreur
et son désarroi initiaux. Ça fait dix ans que vous vous dites mon ami,
professeur. Prouvez-le. Vous avez une demi-heure pour fouiller dans l’âme de
cet individu, avant que je le mette face à tous ses démons et aux
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