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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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verts,
mais se sont obscurcis à cause de l’extrême dilatation des pupilles – des
drogues, sans doute, pour supporter la douleur. La femme écarte un moment les
siens, mal à l’aise, les faisant descendre le long du corps couvert du drap
jusqu’au vide que celui-ci laisse deviner sous la hanche droite : une
jambe amputée à quelques pouces de l’aine. Elle reste ainsi quelques instants à
contempler cette absence, fascinée. Quand elle relève les yeux, elle constate
que ceux de l’homme n’ont pas cessé de l’observer.
    — J’avais préparé beaucoup de paroles, dit-elle enfin.
Mais aucune ne convient.
    Pas de réponse. Rien que le regard intense et obscur.
L’éclat de la fièvre. Lolita se penche un peu sur la litière. Ce faisant, une
goutte de pluie glisse sur son visage depuis la racine des cheveux.
    — Je vous dois beaucoup, capitaine Lobo.
    L’homme garde le silence, et elle étudie de nouveau ses
traits : la souffrance a collé la peau sur les os des pommettes, et la
fièvre a fendillé les lèvres en les couvrant de croûtes et de plaies. De même
pour le brutal point de départ de la cicatrice. Un jour, cette bouche m’a
embrassée, pense-t-elle, émue. Et elle a crié des ordres pendant le combat
auquel j’ai assisté de ma terrasse, de l’autre côté de la baie. Les points
lumineux des tirs de canon dans la nuit.
    — Nous nous occuperons de vous.
    Elle est consciente du pluriel dès qu’elle l’a prononcé, et
elle voit que Pepe Lobo aussi l’a relevé. Cela suscite en elle une profonde
émotion. Un désarroi intime et désolé. Ainsi, le mot irréparable reste ancré
dans l’air, un intrus inopportun entre la femme et l’homme qui continue de la
regarder. Elle observe alors une légère contraction sur la bouche torturée du
corsaire. Une amorce de sourire, conclut-elle. Ou peut-être quelque chose qu’il
a été sur le point d’exprimer, et qu’il n’a pas dit.
    — Cet endroit est terrible. Je vais faire le nécessaire
pour qu’on vous sorte d’ici.
    Elle regarde autour d’elle, désemparée. L’odeur – lui
aussi, pense-t-elle sans pouvoir s’en empêcher, répand la même puanteur –
devient insoutenable. Elle semble adhérer aux vêtements, à la peau. Elle ne
parvient pas à s’y habituer, de sorte qu’elle tire l’éventail de son sac, le
déplie et s’aère. Au bout d’un moment, elle se rend compte que c’est celui sur
lequel est peinte l’image du dragonnier, l’arbre qu’ils n’ont finalement jamais
contemplé ensemble comme ils l’avaient projeté. Le symbole, peut-être, de ce
qui n’a jamais pu être et n’a jamais été.
    — Vous vivrez, capitaine… Vous vous en sortirez. Il y a
une bonne quantité de… Bref, il y a de l’argent qui vous attend. Vous et vos
hommes, vous l’avez bien gagné.
    Les yeux fiévreux qui observent l’éventail qu’elle a cessé
d’agiter cillent un instant. On dirait que, pour le corsaire, les verbes vivre et s’en sortir n’ont pas de sens.
    — Moi et mes hommes, murmure-t-il.
    Il a enfin parlé, d’une voix rauque, très basse. Ses
pupilles dilatées et obscures contemplent le vide.
    — Quelle blague…, ajoute-t-il.
    Lolita se penche un peu plus sur lui, sans comprendre. De
près, son odeur est âcre, constate-t-elle. L’odeur de la démission. De la sueur
accumulée et de la souffrance.
    — Ne parlez pas ainsi. Avec tant de tristesse.
    Il remue légèrement la tête. Lolita observe ses mains,
immobiles sur le drap. Leur peau pâle et leurs ongles longs et sales. Leurs
veines bleues, gonflées.
    — Les chirurgiens disent que vous récupérez bien… Vous
ne manquerez jamais de personne pour s’occuper de vous ni de moyens pour vivre.
Vous aurez ce que vous avez toujours voulu : un morceau de terre et une
maison loin de la mer… Je vous en donne ma parole.
    — Votre parole, répète-t-il, vaguement songeur.
    La contraction de la bouche mutilée correspond enfin à un
sourire, observe la femme. Ou plutôt à l’expression de quelqu’un qui s’absorbe
en lui-même. Presque indifférente.
    — Je suis mort, dit-il brusquement.
    — Ne dites pas de bêtises.
    Il ne la regarde plus. Cela fait un moment qu’il a cessé de
le faire.
    — On m’a tué dans le golfe de Rota.
    Peut-être a-t-il raison, conclut Lolita. Un cadavre fatigué,
qui pourrait parler, sourirait exactement ainsi. Comme le fait maintenant Pepe
Lobo.
    — Je suis enterré sur cette plage, avec

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