Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
du
cadavre, la femme que Tizón a fait venir de la ville fourrage entre les
cuisses. C’est une matrone connue, qui lui sert aussi régulièrement
d’informatrice. On la surnomme la mère Persil et, en d’autres temps, elle a
fait la pute à la Merced. Tizón a plus confiance en elle et en son propre
instinct que dans le médecin auquel la police fait ordinairement appel :
un boucher alcoolique, incompétent et vénal. C’est pourquoi il l’emmène avec
lui pour des affaires comme celle-là. Deux en trois mois. Ou quatre, si on
compte une gargotière poignardée par son mari et l’assassinat, par un étudiant
jaloux, de la patronne d’une pension. Mais ces derniers cas se sont avérés
différents : clairs dès le début, crimes passionnels de la vie ordinaire.
La routine. Les deux filles, c’est autre chose. Une histoire différente. Plus
sinistre.
— Rien, dit la Persil, quand l’ombre de Tizón l’avertit
de sa présence. Elle est aussi intacte qu’au jour de sa naissance.
Le commissaire contemple le visage bâillonné de la morte,
sous la chevelure en désordre et souillée de sable. Quatorze ou quinze ans,
maigre, une pauvre chose. Le soleil du matin noircit sa peau et boursoufle
légèrement ses traits, mais ce n’est rien à côté du spectacle qu’offre son
dos : lacéré par les coups de fouet qui ont mis à nu les os, dont on
aperçoit la blancheur entre les chairs déchiquetées et le sang coagulé.
— Pareille que l’autre, ajoute la matrone.
Elle a rabattu la jupe sur les jambes de la fille et se
relève en secouant le sable de ses vêtements. Puis elle ramasse le fichu de la
morte, qui a été jeté tout près, et lui en couvre le dos, en chassant l’essaim
de mouches posé dessus. Un carré de flanelle brun, aussi modeste que le reste
de son habillement. La fille a été identifiée, c’est une servante d’une auberge
de rouliers située sur la route du Récif, à mi-chemin entre la Porte de Terre
et le chantier de la Coupure, tranchée destinée à empêcher toute velléité
d’incursion française. Elle est partie la veille en fin d’après-midi quand il
faisait encore jour, pour aller en ville voir sa mère malade.
— Et le mendiant, monsieur le commissaire ?
Tizón hausse les épaules, pendant que la Persil le fixe d’un
œil inquisiteur. C’est une grosse et grande femme, robuste, plus durement
marquée par la vie que par les ans. Il ne lui reste que quelques dents. Des
racines grises apparaissent sous la teinture qui noircit les mèches de cheveux
gras tenus par un fichu noir. Elle porte au cou un collier de médailles et de
scapulaires, et un rosaire pend à un cordon de sa ceinture.
— Ce n’est pas lui non plus ?… Pourtant il criait
comme si c’était bien lui.
Le commissaire regarde la matrone avec dureté et celle-ci
détourne les yeux.
— Surveille ta langue, sinon c’est toi qui crieras.
La Persil se le tient pour dit. Elle connaît Tizón depuis
assez longtemps pour savoir quand il n’est pas d’humeur à permettre des
familiarités. Et c’est le cas aujourd’hui.
— Pardonnez-moi, don Rogelio. Je plaisantais.
— Eh bien, tes plaisanteries, tu peux les garder pour
toi et ta salope de mère quand tu la retrouveras en enfer. – Tizón met
deux doigts dans la poche de son gilet, en retire un douro d’argent et le lui
jette. – Fiche le camp !
Pendant que la femme s’en va, le commissaire promène son
regard sur les alentours comme il l’a déjà fait des dizaines de fois dans la
journée. Le vent de levant a effacé les traces de la nuit. De toute manière,
depuis qu’un muletier a découvert le cadavre et donné l’alerte à l’auberge
voisine, il y a eu tant d’allées et venues que tout ce qui aurait pu en
demeurer a été brouillé. Il reste un moment immobile, cherchant un quelconque
indice qui aurait pu lui échapper, puis il renonce, découragé. Seule une
empreinte prolongée, un large sillon sur un versant de la dune, là où poussent
de maigres arbustes, attire son attention : il va jusque-là et s’accroupit
pour mieux observer. Pendant un instant, dans cette position, lui vient la sensation
qu’il a déjà éprouvée précédemment. Celle de s’être déjà vu vivre la même
situation. En train d’inspecter des traces sur le sable. Sa tête, pourtant, se
refuse à clarifier ce souvenir. Peut-être s’agit-il seulement d’un de ces rêves
étranges qui finissent par ressembler à la réalité, ou
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