Caïn et Abel
droite et m’a dit : “Ne crains rien, je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant. J’ai été mort. Et voici, je suis vivant dans les âges des âges, et j’ai les clés de la Mort et de l’Hadès…” »
16
Ces versets de l’Apocalypse de Jean sont devenus mes prières quotidiennes.
Je les murmure tout en déambulant sous les oliviers.
Pour les bergers, les paysans, et même les prêtres des deux monastères voisins de la grotte, je suis le professeur français à l’esprit égaré. On me salue avec compassion, souvent avec crainte. Je suis peut-être possédé par le Diable. Monseigneur Skiathos, un jour, m’a rapporté en souriant que certains prêtres priaient pour m’arracher aux griffes de la Bête, tandis que quelques-uns voulaient plutôt qu’on chasse « Déméter le fou », capable de commettre des sacrilèges dans la chapelle et le cimetière contigus à la bergerie.
J’ai écouté Monseigneur Skiathos, puis écarté les bras en signe d’impuissance ou de fatalisme.Paternel, Skiathos m’a rassuré : « Nous prions pour vous. »
Je n’ai rien changé à mes promenades ni à mes supplications.
Je m’arrête devant l’entrée de la grotte et tente d’imaginer la vie enfouie de Jean et de Prochoros, il y a de cela deux millénaires ; l’effroi qui a dû saisir Jean quand il voyait et entendait Dieu. Puis, en transes, il dictait à Prochoros ses prophéties et racontait ce qu’il venait de vivre, ses visions.
Et Prochoros consignait ses récits.
Je m’éloigne, longe les murs du petit monastère et m’approche à chaque fois de cette niche vide encadrée par des colonnes de marbre.
Un jour de pillage, les vautours turcs ont dû desceller et emporter la statue qui s’y trouvait. Il m’est arrivé de me glisser dans cette niche et d’y demeurer immobile, les yeux fermés, sentant sur mes épaules la pression de la pierre, et d’être ainsi enserré par elle me rassurait.
Le plus souvent, je prie longuement devant cette cavité, ce tombeau vertical, comme si le corps blessé de Marie se dressait devant moi dans ce cercueil de pierre.
J’implore :
« Dieu, notre Père, puisque Tu es vivant dans les âges des âges,
« Puisque Tu as la clé de la Mort et que Tu es le maître de l’invisible Hadès qui règne sur le monde des défunts,
« Dieu, notre Père, Toi qui es l’alpha et l’oméga, la fin et l’origine, prends-moi, conduis-moi aux Enfers, ne me laisse pas vivre avec cette plaie du remords, ce cancer qu’est la perte de ma fille Marie.
« Dieu, notre Père, je veux la rejoindre.
« Jette-moi dans l’étang de feu et de soufre afin que j’y sois tourmenté jour et nuit, dans les âges des âges. »
Je n’ai pas été exaucé et vis donc à Patmos une partie de l’année.
Je me terre dans ma maison, j’écris, lis, médite. Je sais que je mets en scène avec complaisance ma douleur, mon remords, ma culpabilité, et qu’on se moque, qu’on me traite d’égaré.
J’en fais l’aveu, il m’importe peu.
Je m’agenouille devant le portrait de Marie et me perds dans le gouffre de ses yeux.
Cette île est mon origine. Ici, l’Apocalypse m’a terrassé. Chaque jour, ma promenade sous les oliviers est un pèlerinage.
Je vais à Jean, l’écoute, le récite.
Je suis comme Prochoros, son scribe.
L’été, je réunis à Patmos quelques étudiants dont je dirige les recherches.
Louis Veraghen, qui fut mon collègue, se joint à nous. Je le hais et il me fascine. Je me sens lié à lui comme Caïn l’est à Abel. Je le crains et attends sa venue avec impatience, peut-être parce qu’il fouaille mes plaies, que ses ricanements, ses questions me déchirent comme feraient les dents d’une hyène.
Je déteste son avidité, son plaisir de vivre, la manière dont il prend par le bras Claudia Romano ou Rosa Berelowicz, les entraîne en les forçant à se serrer contre lui.
Vue de dos et de loin, sa silhouette est celle d’un jeune homme fluet et agile. Mais je me plais à attendre qu’il se retourne pour constater qu’il n’est qu’une poupée maquillée, ridée, cherchant en vain à faire illusion avec ses cheveux mi-longs, sans doute teints, dont les racines blanches réapparaissent en fin de séjour.
Lorsque, avec affection et non sans un brin de dérision, les étudiants l’appellent le « Vieux », j’ai l’impression qu’il va leur sauter à la gorge. Il lesassassine du regard, le corps raidi,
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