Caïn et Abel
Christ-Dieu.
Jean l’Évangéliste la rapporte dans l’Apocalypse lorsqu’il dicte ce verset à Prochoros :
« À la fin des mille ans, Satan sera délié de sa prison. »
17
Satan, dont Jean, dans l’Apocalypse, dit qu’il est le Dragon, l’antique Serpent, le Diable, celui qu’un ange avait enfermé pour mille ans tout au fond d’un abîme, est à nouveau libre.
Je sais qu’il règne, marque les hommes au front et à la main, vide leurs yeux de toute vie et emplit leur cœur du désir de mort.
Selon Louis Veraghen, j’use ici des mots de la superstition.
Je le fais à dessein parce que je veux être blessé par son rire, ses arguments, ses sarcasmes.
Je ne puis lui répondre qu’il me suffit de contempler le portrait de Marie, d’affronter son visage décharné, son regard fixe, pour savoir que Satan s’est emparé d’elle et l’a torturée, l’armant d’une lame pour qu’elle se tue.
Je laisse Veraghen pérorer, espérant peut-être qu’il réussira, à mon corps défendant, à me convaincre.
Il m’accable, prenant les étudiants à témoin. Il utilise les textes que Claudia Romano a rassemblés pour l’un de nos séminaires consacré aux peurs de l’an mil, quand on attendait la fin des temps. Tous guettaient les signes annonciateurs de l’affrontement entre Dieu et Satan. Tous se réfugiaient, épouvantés, dans les églises pour fuir les esprits mauvais. Un moine, Raoul Glaber, n’avait-il pas vu, une nuit, le Diable se pencher sur sa couche ?
Veraghen rit et entreprend de donner lecture du texte de Raoul Glaber. De mon côté, je repense à ce gouffre peuplé de formes indécises qui s’est ouvert sous mes pieds quand j’ai appris par ma sœur la mort de Marie.
N’est-ce pas aussi incroyable que la description que Glaber donnait du Diable ?
« C’était une espèce de nain horrible à voir. Il était de stature médiocre, avec un cou grêle, un visage émacié, des yeux très noirs, le front rugueux et crispé, les narines pincées, la bouche proéminente, les lèvres gonflées, le menton fuyant, une barbe de bouc, les oreilles velues et effilées, les cheveux hérissés, des dents de chien, le crâne en pointe, la poitrine enflée, le dos bossu, les fesses frémissantes, des vêtements sordides. Échauffé par son effort, tout le corps penché en avant, il saisitl’extrémité de la couche où je reposais, imprima à tout le lit des secousses terribles et dit enfin :
« “Toi, tu ne resteras pas plus longtemps en ce lieu.”
« Et moi, épouvanté, je me réveille et le vois tel que je viens de le décrire.
« Lui, cependant, en grinçant des dents, répétait sans cesse :
« “Tu ne resteras pas plus longtemps ici !” »
Veraghen s’esclaffe, bientôt imité des autres.
Comment leur dire que, certaines nuits, dans la grande pièce où je dors, j’ai eu, comme le moine de l’an mil, la certitude – la vision – qu’un être monstrueux s’avançait vers moi, sorti du gouffre que j’avais vu s’ouvrir, la nuit de ma propre apocalypse ? Et qu’à chacune de ses apparitions je hurle, m’écrasant le visage contre l’oreiller comme pour m’étouffer, ne plus voir les yeux de Marie ?
Veraghen continue de se moquer de ceux qui, en ce début de troisième millénaire, croient en l’existence du Diable.
Il pointe l’index dans ma direction : je suis bien l’un de ces superstitieux, de ces attardés, de ces fanatiques, tout en prétendant écrire, moi, l’histoire du christianisme !
Voilà qui donne la mesure de la régression intellectuelle, de l’obscurantisme où s’engloutit la raison.
Il faut répéter, oui, ressusciter – Veraghen ricane – l’appel de Voltaire : « Écrasons l’Infâme ! »
Puis, d’une voix redevenue tout à coup amicale, il me conseille de consulter un psychanalyste qui m’aiderait à accomplir un travail de deuil qu’à l’évidence je n’ai pas encore commencé.
Et il m’enveloppe l’épaule d’un bras fraternel.
Je repousse brutalement Veraghen, me dresse, marche tout en m’arrêtant devant chacun des étudiants assis en cercle sur cette terre sèche et caillouteuse de Patmos.
Je les interpelle l’un après l’autre.
Toi, Vangelis Natakis, au visage taillé à coups de serpe, aux sourcils broussailleux, aux cheveux noirs et bouclés, ta chemise moulant ton torse vigoureux. Toi, Claudia Romano, que je n’ose regarder parce que j’imagine, en te voyant, ce
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