Camarades de front
leur sueur, à manger du sable et où, la nuit, on attrape la vérole. A Casa, même les idiots qui se figuraient que la Légion est une vie d’aventures apprennent qu’ils ne sont que des porcs, fils de porcs comme toi et moi, et comme toutes les armées du monde entier.
– Racailles ! cria indigné le feldwebel nazi. Gare à vous quand le maréchal von Manstein va dépasser Lodz et marcher sur Moscou !
– Comme prisonnier vers la Sibérie ? ricana quelqu’un.
– Vos gueules ! reprit Petit-Frère. Parle encore de l’Afrique.
– Dieu que tu es mal élevé ! C’était une délicieuse fille, dit le légionnaire. Allah m’est témoin que je l’aimais. – Il se pencha et murmura : – Curieux que l’amour puisse faire si mal.
– Tu l’avais dans la peau ? demanda Petit-Frère qui grattait son derrière avec sa baïonnette. Il y a des poux dans mon cul, dit-il en manière d’excuse.
– Les poux ont de bons généraux, affirma un manchot dont l’unique bras était pourri de gangrène. Ils trouvent toujours le bon endroit pour lancer une attaque. – Il renifla son propre bras. – Mais ils n’aiment pas la gangrène, ça les fait vomir.
– Quand j’aurai fini avec l’hostau, je cognerai sur un intendant, confia Petit-Frère au wagon.
– Pourquoi en as-tu après les intendants ?
– Bétail pourri ! Tu ne t’es jamais aperçu que nous sommes trempés sous les imperméables ? Tu piges la combine ? L’intendant gagne trois marks sur chaque imper, alors quand on en jette un ou deux pour tomber sur un meilleur, tu vois où ça va ?
– Merveilleuse combine, remarqua le légionnaire. Allah ! si seulement je pouvais devenir intendant.
– Et ta poule ? clama Petit-Frère oubliant l’intendant.
Le légionnaire répondit comme se parlant à lui-même :
– Allah le sait combien je l’aimais. Par deux fois j’ai essayé d’en finir après qu’elle m’eut donné mon billet.
A travers le bruit du train, un autre bruit de moteur parvint jusqu’à nous. Le silence se fit d’un seul coup. Nous tendîmes l’oreille tels des animaux traqués.
– Jabos, chuchota quelqu’un.
Nous nous mîmes à grelotter, non de froid, mais parce que la mort venait d’entrer dans le wagon. Un Jabos. L’avion virait et le ronronnement allait crescendo. En vrombissant, il enfila le train. L’étoile rouge fixait, glacée, les croix rouges de clémence qui ponctuaient les toits du convoi. L’appareil prit de la hauteur, puis plongea en piqué.
– Viens, Satan rouge ! hurla Petit-Frère. Chien de l’enfer, que ce soit fini une bonne fois !
Comme si l’aviateur l’avait entendu, les balles crépitèrent contre les parois pour ressortir de l’autre côté. Il y eut des cris, puis des râles. Le légionnaire chantonnait « Viens, douce mort, viens. » Quelqu’un sanglota, un autre gémit en se tenant le ventre. La locomotive siffla. Nous entrions dans un bois.
Sans doute l’avion disparaissait dans ce beau matin de claire gelée. Les roues sonnaient sur les rails, le froid terrible entrait par les trous qu’avaient faits les projectiles.
– Alfred ! – Il y avait longtemps que je n’avais prononcé le nom du petit légionnaire, si même je l’avais jamais fait. – Alfred… – Je devais paraître idiot. – N’as-tu jamais la nostalgie d’un chez-toi ? Avec des meubles et le reste ?
– Non, Sven, le temps en est passé, dit-il en ricanant. – Comme son visage creusé me plaisait. – J’ai plus de trente ans. A seize, je suis entré dans la Légion en me rajoutant deux ans. Je suis un porc depuis trop longtemps. C’est le fumier, mon élément. La chambre empuantie de Sidi-Bel-Abbès sera la dernière.
– Et cela ne t’ennuie pas ?
– Rien ne doit vous ennuyer. La vie est belle, il fait beau.
– Il fait si froid, Alfred.
– Le froid aussi est bon. Tous les temps sont bons pourvu qu’on vive. Même une prison est bonne quand on y est encore vivant et que l’on ne pense pas à ce qui aurait pu être si… C’est ce « si » qui ennuie les gens.
– Tu n’as pas peur d’une blessure au cou ? demanda le gangrené. Il te faudra peut-être porter un collier de fer.
– Tant pis. Quand tout ça sera fini, je me procurerai une situation dans un dépôt à la Légion. Une bouteille tous les soirs et le marché noir avec le matériel. Ne pas penser au lendemain, la mosquée deux fois par jour. Pour le reste, je
Weitere Kostenlose Bücher