Camarades de front
wagons à bestiaux, sales et gelés, pleins de cette misère humaine que l’on nomme des héros. Des héros qui bavaient, juraient, pleuraient, des épaves terrorisées se tordant de douleur, cette sorte de héros dont les stèles ne parlent jamais.
– Dis donc, l’Arabe ! s’écria Petit-Frère, quand on sera dans cet hôpital de malheur je commencerai par m’en foutre plein la lampe, et après, ce que je vais m’en envoyer… !
Ses yeux brillaient de désir. C’était la première fois de sa vie qu’il allait à l’hôpital et cet établissement représentait pour lui une sorte de bordel où les clients recevaient un service très complet.
Le légionnaire eut un rire sec : – La raison te viendra, mon garçon. Pour commencer tu vas suer des bouts de fer par tous les pores et tu en perdras le goût de la bagatelle, crois-moi !
– Ça fait très mal quand ces bouchers vous coupent dans la viande ? demanda le géant effrayé.
Le légionnaire tourna la tête et contempla le gros visage bestial, blême de peûr devant ce qui l’attendait.
– Affreux. On te débite des tranches dans le lard, tu ne peux même plus dire ouf !
– Sainte Mère de Dieu, gémit Petit-Frère.
Le train s’inclina et grinça le long d’une vaste courbe.
– Quand j’aurai été rafistolé à l’hôpital, pensai-je tout haut, je me trouverai une maîtresse, mais une maîtresse chère, à manteau de vison, et pleine d’expérience.
– Je vois le genre, dit le légionnaire en claquant la langue. Un morceau de choix !
– Qu’est-ce que c’est qu’une maîtresse ? interrompit Petit-Frère. – Nous lui expliquâmes la chose consciencieusement. – Une putain en dehors du bordel ! Pas possible… ! Et on peut en lever des comme ça ? – Il ferma les yeux et se mit à rêver d’un bataillon de belles filles jouant du derrière.
– Qu’est-ce que ça coûte, une fille comme ça ? demanda-t-il en n’ouvrant qu’un œil.
– Toute une année de solde, chuchotai-je, et j’oubliai la douleur de mon dos en pensant à ma maîtresse en vison.
– J’ai eu une fois une maîtresse à Casablanca, rêva le petit légionnaire. C’était juste après avoir été nommé sergent à la 3 e compagnie. Bonne compagnie, chef épatant, pas un merdeux.
– Au diable avec ton chef, grognai-je. Tous les chefs sont des merdeux, parle-nous plutôt de ta poule.
– C’était la femme dépravée d’un armateur plein aux as. Elle n’avait plus vingt ans et son grand plaisir était de se payer des amants, puis de les vider l’un après l’autre.
– Et tu as été liquidé ? Comme les autres ?
– Non, mentit le légionnaire, c’est moi qui ai filé. Elle avait une peau olivâtre, des cheveux de jais et des dessous qui vous faisaient l’effet d’un Rœderer brut 1926. Si tu l’avais vue, mon garçon !
Le sous-officier blessé à la tête rit doucement :
– Tu es un gourmet, j’aimerais te voir à l’œuvre.
Le légionnaire qui fermait les yeux, un étui de masque à gaz sous la nuque, ne lui octroya pas un regard : – Les femmes ne m’intéressent plus, ce sont de vieux souvenirs.
– Quoi ? demanda le sous-officier médusé, es-tu passé à l’ennemi ?
Des rires éclatèrent qui fustigèrent le légionnaire.
– Est-ce que ça te regarde, merdeux de fantassin ?
– Furieux, il jeta une botte vers le sous-officier qui l’évita. Elle atteignit l’aviateur mourant mais il ne s’en aperçut même pas.
– Bien visé ! ricana l’autre.
La silhouette de géant de Petit-Frère se dressa lentement. Aucun homme, blessé comme il l’était, n’aurait pu faire cet effort. Les yeux fous, il empoigna le sous-officier terrifié qui atteignit l’autre bout du wagon avec un bruit mat.
– On lui a enlevé les billes, au nomade ! hurla le géant. Ces chiens du camp de Fagen. Encore un mot sur le nomade et je vous casse le cou comme ça ! – Il brisa la crosse d’une carabine et en jeta les morceaux contre la paroi du wagon, puis il retomba sur la paille en gémissant.
Le légionnaire chantonnait à mi-voix « Viens, douce mort, viens ». – Tu es bien mal élevé, Petit-Frère.
Le géant éclata de rire : – Ça me plaît. Raconte encore sur ta putain de Casa. Quelle espèce de bordel c’est, Casa ?
Le légionnaire toussa : – Casa n’est pas un bordel, c’est une ville sur la côte de l’Afrique où les légionnaires de deuxième classe apprenne à boire
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