Camarades de front
ramassé par quatre schupos. Le médecin-chef estima qu’il lui fallait un peu de repos. Chambre d’isolement pendant dix jours – des jours qui le mirent à plat. Tous les jours, lavage d’estomac, tous les jours, lavement, tous les deux jours, tests amibiens, plus deux injections contre « la maladie du port », ce qui valut à toutes les femmes la malédiction de l’infortuné Petit-Frère.
Le docteur Mahler ne mettait jamais personne en taule. Non, la chambre d’isolement suffisait ; elle valait dix fois n’importe quelle mesure disciplinaire.
Nous étions tous à l’hôpital pour les fièvres : fièvre des marais, malaria, typhoïde, fièvre de Volhynie et autres. On en mourait comme des mouches.
– C’est une question de cœur, disait le docteur Mahler qui émaillait toujours ses phrases de « Well » ou « O. K. », comme le légionnaire disait « Bon ». L’un avait beaucoup vécu parmi les Anglais, l’autre parmi les Français. Ces manies étrangères agaçaient plus d’un, mais à d’autres elles inspiraient confiance. Ni le médecin, ni le nomade n’étaient des gars de chez nous.
Le docteur Mahler ne portait aucune de ses nombreuses décorations, toutes étrangères elles aussi, octroyées par les ennemis du III Reich. Des décorations glorieuses et humaines, mal vues sous le règne des brutes. Après le 20 juillet 1944, on essaya de faire pendre le docteur Mahler, mais la chance le secourut et il est toujours dans cet hôpital de fiévreux où tant de gens lui ont dû la vie.
Il y avait de tout dans cet hôpital, du meilleur et du pire : les étudiants en médecine nazis, des incapables, hâtivement formés, et les médecins sans entrailles qui ne connaissaient qu’une chose, le règlement.
– Passons dans mon bureau, disait à chaque histoire le docteur Mahler.
On en voyait sortir, un quart d’heure après, l’interlocuteur, rouge et honteux.
– Foutaises ! concluait Mahler.
C’était un chef minutieux, compréhensif, invisible et omniprésent. Tous le savaient bien, depuis l’infâme docteur Frankendorf, médecin d’état-major, jusqu’au soldat Georg Frey tag de notre chambrée.
Georg avait une drôle de maladie qu’on n’arrivait pas à identifier. On lui faisait tout le temps des prises de sang qui ne donnaient jamais rien. Quand on croyait vraiment que tout allait bien, la fièvre se mettait à monter.
On contrôlait, on cherchait, on pensait à une simulation, mais non, la fièvre était authentique. Il y avait des razzias éclair sous les ordres du bandit Frankendorf, pour découvrir le sucre à l’essence ou autre moyen de faire naître la fièvre. Frankendorf menait l’instruction, flattait, menaçait, mais se retirait abattu : Georg avait la fièvre.
Petit-Frère passa un après-midi à promettre monts et merveilles pour le prix du secret, mais Georg secouait la tête : – Ma fièvre est vraie, tu peux me croire, camarade. – C’était un drôle de corps : il ne buvait pas, ne jouait pas, ne s’occupait pas des filles. Il se promenait toujours seul. C’était un joli garçon et un bon garçon que tout le monde adorait, sauf Frankendorf qui avait pris en haine ce soldat de vingt et un ans.
Nous occupions la chambre. 72 avec vue sur la Reepersbahn et le Palais de Justice menaçant, au bout de la chaussée.Le légionnaire sortit une bouteille de bière de dessous son matelas. En fait une grande bouteille de kummel qui passa de main en main. Heinz Bauer était déjà ivre.
– Vous avez vu ces filles qui ont été refroidies ? Elles étaient rudement chouettes ! dit Stein en évoquant un crime récent. Trois prostituées venaient d’être assassinées dans Hambourg durant ces dernières semaines. Il raconta que les filles avaient été violées, puis chaque fois étranglées avec un bas ou une pièce de lingerie intime, et enfin éventrées au couteau. Crime de sadique sans aucun doute. La police était au bord du désespoir.
– Peut-être est-ce Frankendorf, émit Petit-Frère. Vous parlez d’une chance ! Si on pouvait le voir se balancer !
– Tout ça finira mal, et vous avec, cria le Sudète Mouritz, un volontaire que nous détestions. Vous qui passez votre temps avec des putains ! Vous vous vautrez dans la fange ! Vous me dégoûtez tous ! – Il était assez puritain.
– Toi dis ? demanda Petit-Frère menaçant. Judas tchèque qui t’es vendu à Adolf !
Il mâchonnait un bout de lard dont il jeta un
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