Camarades de front
rechaussa le mort. Une heure plus tard, le cadavre n’aurait pas reconnu son propre équipement jusqu’au plus petit détail.
Le sous-officier Huhn qui avait le ventre ouvert réclamait toujours de l’eau. Le légionnaire lui envoya un morceau de glace à sucer ; quant à moi, mes pieds commençaient à brûler et des élancements électrisaient mon corps ; des flammes semblaient dévorer mes os. Je connaissais ça : d’abord les douleurs, puis elles se calment, puis les flammes jusqu’à ce que les pieds deviennent insensibles. C’est la gangrène et ils meurent ; alors les douleurs remontent plus haut. A l’hôpital on enlève le bout gangrené. Je frémis… l’amputation… Pas cela ! Je chuchotai ma terreur au légionnaire qui me regarda : – Ce serait la fin de la guerre pour toi, mieux vaut les pieds que la tête…
Oui, la guerre serait finie. Je tentai de me consoler tandis que la panique me tenaillait la gorge. Les pieds, bien sûr… les mains, ce serait pire. La terreur me poignait. Non, non, pas de béquilles ! Je ne veux pas être un infirme…
– Qu’est-ce qui te prend ? demanda le légionnaire stupéfait.
Sans le savoir j’avais crié « Infirme ! » Je m’endormis. Les douleurs me réveillèrent, mais j’étais content ; mes pieds me faisaient mal, donc ils vivaient. J’avais encore mes bons pieds.
Il y eut deux arrêts. Chaque fois un sanitaire examina mes pieds et chaque fois j’entendis : « Pas grand-chose. »
– Par le Prophète, qu’est-ce qui est grand-chose ? – Il montrait l’aviateur qui venait de mourir. – Et lui ? Pas grand-chose ?
Personne ne répondit. L’extraordinaire train sanitaire auxiliaire continua vers l’ouest. A Cracovie, soixante-deux pour cent des blessés furent déchargés comme cadavres après douze jours de voyage.
– Bande de pleurnichards, bougonnait l’aumônier. Vous demandez le secours de Dieu, mais Dieu, qu’a-t-il à faire avec des gens de sac et de corde ?
Il appela les infirmières qui emportèrent deux morts.
Cet après-midi-là, l’aumônier dégringola l’escalier et se cassa le bras en trois endroits.
– Il gémit autant que vous tous réunis ! dit l’infirmière en riant. – Il fallait à cette infirmière deux coucheries par jour pour garder sa belle humeur. –
– Que de gens curieux ! murmura le petit légionnaire.
Il se retourna et nous parla d’un saint homme qui s’était retiré dans l’aride désert du Rif.
LE DEPOT DE L’HOMME A LA FAUX
D ANS un ancien séminaire de Cracovie, qui portait maintenant le nom d’Hôpital auxiliaire n° 3, opéraient les médecins silencieux.
Le bureau du Supérieur servait de salle d’opération. Jamais ce bon prêtre n’aurait pu imaginer que tant de gens viendraient y mourir un jour. J’étais étendu sur une civière dure comme une tôle ondulée pendant qu’on opérait un blessé de la tête. Il mourut. Puis ce fut le tour d’un chasseur blessé au ventre. Il mourut aussi. Trois autres moururent après lui ; deux furent emportés vivants. Mon tour vint.
– Gardez-moi mes pieds ! – Ce furent mes dernières paroles avant l’anesthésie. Le chirurgien se taisait.
Je me réveillai dans une chambre et j’avais toujours mes pieds. Les premières heures furent assez agréables, mais ensuite vinrent les souffrances, des souffrances atroces, aussi bien pour moi que pour les autres. Dans la chambre qui puait l’iode et le phénol s’élevait un gémissement ininterrompu, tandis que l’obscurité protectrice recouvrait peu à peu les lits.
Une infirmière se pencha sur moi, me prit le pouls et continua son chemin, ta fièvre montait, les affres de la mort rampaient autour de nous, m’enlaçaient comme des serpents.
Dans un coin de la pièce guettait, impatient, l’Homme à la Faux. Il avait beaucoup à faire, l’Homme gris enveloppé de noir.
– Bonne chasse, charogne, n’est-ce pas ? Bonne chasse… Mais ne crois pas que j’aie peur… – Je tremblais de peur… L’infirmière revenait. Que j’ai peur, mon Dieu ! Que j’ai peur… – Fous le camp, fille au phénol ! Attends un peu les Russes, ils t’en feront voir de drôles, petite bourgeoise allemande !
L’Homme à la Faux eut un rire rauque et trépigna. Sa patience était à bout. Le légionnaire chantonnait toujours : « Viens, douce mort, viens. »
Je me couvris les oreilles de mes mains pour ne plus entendre ce chant maudit, mais des
Weitere Kostenlose Bücher