Cathares
des flambeaux. Ils s’en saisirent et les pointèrent vers le ciel. Soudain, un sinistre hurlement se mit à résonner au sommet du donjon. Le son de la corne remplissait la nuit comme le sang du Christ se répand dans le calice. À cet instant précis, les Bons Hommes ôtèrent les cagoules des deux condamnés et l’un des bourreaux inclina doucement son flambeau vers l’enchevêtrement de bois et de paille. Le temps était particulièrement sec en cette fin de printemps et il ne fallut que quelques secondes pour que le bûcher s’embrase. Les flammes vinrent lécher les membres du condamné avant de commencer à le dévorer. À quelques mètres de là, le troisième homme au visage dissimulé par une cagoule noire et lui aussi condamné au supplice ressentit une impression de chaleur intense et bientôt une atroce odeur de viande grillée. Dans quel cauchemar était-il tombé ? Plongé dans la fournaise, le corps de son frère d’infortune se contorsionnait en une macabre et ultime danse.
La longue silhouette blanche n’eut pas le moindre regard pour sa première victime. En revanche, l’individu fixait intensément le troisième condamné qui cherchait à nouveau à s’échapper de ce piège infernal. Il s’approcha de lui et le détailla comme un scientifique qui examine un sujet d’étude. Il appréciait toujours ce moment privilégié, celui où son ennemi n’était plus qu’un simple objet entre ses mains. Il suffisait de serrer le poing. Il possédait droit de vie et de mort et, à ce titre, il ne faisait qu’exercer son droit légitime et supérieur. La cause qu’il servait avec fidélité et honneur depuis de longues années justifiait de tels sacrifices. Mieux, ils la glorifiaient.
Un Bon Homme apporta une lance au Parfait. Celui-ci la tendit vers le visage du condamné qui continuait à se débattre. D’un geste assuré, il ôta la cagoule de la pointe de son arme et révéla son visage. Il rendit la lance au Bon Homme et se fit apporter un flambeau. Ce bûcher-là, il tenait à l’allumer lui-même. En voyant s’approcher les flammes du monceau de bois, le condamné trouva la force de crier une dernière fois dans la nuit.
— Arrêtez ! Arrêtez ! Vous êtes fous ! La mascarade est finie !
Mais s’il dépassa les murailles étroites de Montségur, son cri de désespoir s’en alla mourir sur les contreforts de la montagne.
Pierre Le Bihan était seul. Seul face à la mort et à ses anges implacables.
1
Rouen, 1952
La sonnette de l’entrée fit encore entendre son petit cri de fauvette hystérique. En regardant la fine languette métallique tambouriner contre le bol de cuivre avec autant d’obstination, Le Bihan se dit qu’il était grand temps de le changer. Après la guerre, il avait choisi de déménager. Il ne reprochait rien à son appartement. Non, celui-là au moins, il continuait à l’apprécier, mais il voulait définitivement tourner une page. Avec pragmatisme et peut-être une dose de naïveté, il estimait qu’investir de nouveaux murs reviendrait à briser les cloisons qu’il avait bâties dans sa tête au fil des années. En forçant son optimisme, il avait quitté son petit appartement pour emménager dans une maison ancienne de la rue du Gros-Horloge, située en plein coeur de Rouen.
Dans son élan de renouveau, il avait entrepris de refaire la tapisserie du salon qu’il jugeait vieillotte avec ses petites fleurs brunes et jaunes. Il avait rencontré de nouveaux voisins en veillant à ne pas leur raconter sa vie. Il était inutile de leur parler de « sa » guerre et des blessures qu’il y avait glanées. Pierre Le Bihan n’avait pas risqué sa peau sur les champs de bataille, mais il avait mené un combat implacable dont il n’était pas revenu indemne. Il n’oubliait pas le regard de Joséphine lors de leur dernière rencontre et encore moins la terrible certitude qui s’était emparée de lui. À cet instant précis, il savait. Il avait compris qu’il ne la reverrait jamais. Joséphine n’avait pas survécu à cette saleté de guerre, mais lui, il s’en était tiré. Et aujourd’hui, il était là à se poser des questions sur le voisinage et la tapisserie.
Dring ! Dring ! Dring !
Apparemment, elle insistait. Comment s’appelait-elle encore ? Ah oui, Édith. Le Bihan s’interrogea. Ce prénom lui plaisait-il ? En fait, cela n’avait aucune importance. Non, une autre question méritait d’être posée : Édith
Weitere Kostenlose Bücher