Cathares
léger préjudice pour lequel il dédommagerait Chenal. Le Bihan se remit en route en tentant de se concentrer sur la départementale plongée dans la plus complète obscurité depuis qu’un nuage épais était venu voiler la lune. Mais il ne pouvait s’empêcher de regarder le morceau d’étoffe qu’il avait posé sur le siège voyageur et de repasser dans son esprit les images de ces deux silhouettes qui avaient jailli comme par enchantement devant le phare de sa voiture. Il ne s’agissait bien sûr que d’une volonté de son esprit, mais il aurait aimé qu’une des deux ombres fantomatiques fût celle de Philippa. L’historien frissonna aussitôt. Et si le sang de l’étoffe était celui de sa mystérieuse messagère ?
Alors qu’il arrivait en vue de Celles, il plissa à nouveau les yeux. La forme qu’il distinguait dans le lointain à gauche de la route... Elle avançait. Se pouvait-il qu’il s’agît encore d’une silhouette ? Il ralentit et identifia cette fois plus précisément une jeune femme qui marchait le long de la route. La promeneuse nocturne faisait de grands gestes pour l’arrêter. Le Bihan cacha instinctivement le morceau de tissu dans sa poche et ralentit à sa hauteur.
— Vous allez dans la direction d’Ussat ? demanda-t-elle sans avoir reconnu le conducteur.
— Mireille ? s’écria Le Bihan en reconnaissant la serveuse du bar-tabac d’Ussat. Mais qu’est-ce que vous faites là ? À cette heure !
— Le Normand ! s’exclama-t-elle en ouvrant la portière de la 2CV sans attendre d’y être invitée. Si je m’attendais ! Eh bien, on peut dire que vous tombez à pic. Tant mieux, ma journée n’est pas complètement fichue !
— Seule dans la nature ? En pleine nuit ! Je veux bien vous conduire, mais je crois que vous me devez bien un mot d’explication.
— Vous avez besoin d’un mot d’explication pour comprendre que les hommes sont des salauds ? ricana-t-elle tout en se recoiffant dans le rétroviseur. Une fois de plus, j’ai tiré le mauvais numéro, voilà tout. On ne va pas en faire une affaire d’État quand même ! D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de vous raconter l’histoire depuis le début.
— Bon ! répondit Le Bihan en renonçant provisoirement à en savoir plus. Mais où désirez-vous aller ?
— J’en sais rien. Faudra bien que j’aille travailler chez la sorcière demain, mais en attendant, je crève de faim.
— Un repas à l’hôtel des Albigeois, ça vous tente ?
— C’est pas de refus ! s’exclama-t-elle avant de marquer un instant de réflexion. Après tout, vous me devez bien ça, non ? C’est moi qui vous ai sorti de ce pays de fou. Et puis, ça me fera plaisir de revoir ce bon vieux Chenal.
Le Bihan se retint de lui demander si Chenal faisait partie des salauds. Il était trop content d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager son repas ce soir-là.
27
À deux reprises, Mireille avait déjà repris des pommes de terre sautées. De toute évidence, elle n’était pas le genre de fille à bouder le plaisir lorsqu’il se présente. De son côté, Le Bihan mangeait plus lentement que d’habitude. Il prenait plaisir à la regarder jeter en bouche de petits morceaux de côte de boeuf. À peine en avait-elle avalé un qu’elle s’emparait déjà du suivant avec l’agilité du fauve qui bondit sur sa proie. Mireille mangeait. Le Bihan observait. Il détaillait chaque étape de la mastication de la carnassière comme un zoologiste étudie une espèce sauvage dans son milieu naturel. Mireille profitait. Le Bihan s’étonnait. Combien de fois l’avait-il vue au bar-tabac d’Ussat-les-Bains ? Peut-être seulement à quatre ou cinq reprises. Et pourtant, il avait l’impression qu’ils partageaient déjà une longue histoire et que celle-ci leur avait procuré une grande complicité. Mireille se resservait. Le Bihan espérait. Il souhaitait que son regard quitte enfin cette satanée trinité de boeuf, de pommes de terre et d’oignons pour se porter sur lui. Mais l’instinct de survie lié au plaisir de la nourriture était bel et bien le plus fort.
— Vous pensez que ce serait abuser que de demander encore un peu de vin ? demanda-t-elle sans douter de la réponse.
Le Bihan sourit. Il s’était trompé. Il n’y avait pas que la nourriture qui comptait pour Mireille. Les grands fauves doivent aussi venir se désaltérer au point d’eau avant de repartir pour de nouvelles
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