Catherine des grands chemins
campagnes dévastées l'automne précédent par les soudards de Villa-Andrado. Ils avaient vu des villages tellement ravagés qu'il n'était resté âme qui vive pour enterrer les cadavres dont, seul, l'hiver s'était fait le fossoyeur ; des vignes arrachées, des champs où l'herbe même ne pousserait pas ce printemps, des églises éventrées, des abbayes et des châteaux brûlés, des déserts noircis, piqués çà et là de pieux tordus qui avaient été des arbres marquant la place des forêts incendiées, et les squelettes d'animaux abandonnés au bord des chemins, tels que les loups les avaient laissés.
Us avaient vu, réfugiés dans des cavernes où la peur et le dénuement les avaient poussés, des hommes, des femmes, des enfants qui avaient plus l'air de bêtes sauvages que d'êtres humains et devant lesquels il leur avait fallu fuir. Pour ces misérables, tout voyageur était devenu une proie. Un soir, même, ils furent sauvés de justesse des griffes d'une de ces hordes par les sergents de la duchesse-reine qui, escortant un chariot chargé de vivres, venaient porter secours aux populations si cruellement éprouvées.
Quand, enfin, les Ponts-de-Cé, fortifiés comme des redoutes avec leurs quatre arches enjambant trois îles et leur fort château, s'étaient dressés devant eux, Frère Étienne, malgré son courage et son empire sur lui- même, n'avait pu s'empêcher de murmurer :
— Enfin, nous voici au but !
Son sauf-conduit leur avait permis de passer sans la moindre difficulté et, bientôt, les puissantes murailles d'Angers s'étaient refermées sur eux à leur grand soulagement. Mais si la cité ducale n'avait pas souffert des ravages du Castillan, si la misère des campagnes n'avait pas été aussi cruellement ressentie dans cette ville riche et bien défendue, leur reflet se lisait sur les visages sombres et dans l'attitude méfiante des citadins. On ne voyait que figures fermées, vêtements de deuil et l'agitation normale d'une ville puissante ne se manifestait pas dans ces rues silencieuses où l'on parlait bas, comme dans une église.
Tout donnait cependant une impression d'énergie et d'ordre. Pas de mendiants, pas de soldats ivres, pas de filles folles ! Cette ville, créée pour la douceur de vivre, avec ses jardins, ses toits bleus et ses maisons blanches s'était muée en une forteresse toujours en alerte. Il n'était jusqu'aux réfugiés, dont elle s'était gonflée comme une poule qui a rassemblé sa couvée sous ses plumes, qui n'eussent été répartis de manière à ne pas gêner l'ordre de la cité ni sa défense. Tout ici proclamait que Yolande d'Anjou savait régner, secourir et se battre !
Le château dont la Maine reflétait les tours noires et grises, de granit et de schiste, groupées autour du donjon colossal renforçait cette impression. Une forêt de poivrières bleues, luisantes comme de l'acier, un hérissement de clochetons, de chemins de ronde et de girouettes dorées le couronnaient. Partout, aux créneaux, se montraient des hommes d'armes portant vouges, guisarmes ou fauchards de guerre et, au plus haut du donjon, un immense étendard claquait dans le vent chargé de pluie venu de la mer. Bleu, pourpre, blanc et or, cette bannière portait les croix de Jérusalem, le lambel de Sicile, les lys d'Anjou et les pals d'Aragon : les armes de la duchesse-reine que l'on retrouvait, couronnées d'or et aux mains d'un ange au-dessus de la porte de Ville.
À Angers, Frère Étienne pouvait circuler dans la ville et le château comme bon lui semblait et c'est tout juste si le corps de garde ne lui rendit pas les honneurs. Mais, franchis les profonds fossés, Catherine ne vit l'immense cour qu'à travers un rideau de pluie. Et puis, sous le capuchon alourdi d'eau, ses yeux se brouillaient de fatigue. Elle ne souhaitait, pour le moment, rien de plus qu'un lit, un vrai lit avec des draps pour y étendre son corps brisé par des nuits sur la pierre ou la terre nue. Mais il fallait, d'abord, se présenter à Madame Yolande.
Frère Étienne laissa ses deux compagnes dans une
grande salle du logis ducal dont les hautes fenêtres dominaient la Maine barrée de lourdes chaînes et la ville basse. Sara se laissa tomber aussitôt sur une bancelle, devant la cheminée, et s'endormit comme une masse. Catherine resta debout. Tous ses muscles étaient si douloureux qu'elle avait peur, en s'asseyant, de ne plus pouvoir se relever.
Elle n'attendit pas longtemps. Au bout de quelques
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