Chronique d'un chateau hante
de puces opiniâtres qui le parasitaient. Beaucoup moururent dans la
noyade bouillante mais comme il advient toujours quand le hasard s’en mêle,
quelques-unes en un bond prodigieux pour l’homme mais fort ordinaire pour la
puce, se mirent hors de portée de la fournaise. C’était l’heure où les équipes
regarnissaient les feux. Trois gaillards, les bras chargés de bûches, se
courbaient vers les braises. Ils étaient torse nu. Les puces atterrissant parmi
leurs poils les piquèrent par réflexe. La peste qu’elles véhiculaient était
toute neuve, sans merci, une nouvelle jeunesse lui avait été infusée en ce
transfert, de Gênes aux galériens et des galériens aux Bas-Provençaux. Les
trois gaillards aux gros muscles ne mirent pas trois minutes pour mourir. Les
bûches qu’ils transportaient roulèrent sur les dalles. En revanche le
gâte-sauce, piqué lui aussi, eut le temps de faire trois fois le tour du
chaudron enfoncé dans les braises. Ce chaudron avait été fondu pour fêter la
victoire de Manosque sur un parti de Sarrasins issus de La Garde-Freinet où ils
avaient leur repaire et d’où, longtemps, ils s’égaillèrent pour piller. On
l’avait jadis utilisé, ce chaudron, pour verser de la poix bouillante sur les
assaillants. Aujourd’hui il ne servait plus guère qu’à cuire les viandes lors
des grandes liesses.
Le
marmiton, lequel comme le rat ne savait plus ce qu’il faisait et qui avait
horriblement froid, tituba autour du creuset et, pris de syncope, il s’y laissa
choir. Cela grésilla comme friture en fusion. On était en train autour de lui
de secourir les morts que l’on croyait encore sauvables. C’était une hurlante
panique, un attroupement, un concert de conseils à n’en plus finir. Parmi ce
désordre, le bruit d’un marmiton s’abîmant au fond d’un chaudron ne comptait
guère. Ce marmiton avait douze ans et pesait le poids d’un agneau. Néanmoins il
demeura accroché par un pied au bord du chaudron. On le retira vivement
lorsqu’on s’en aperçut. Une partie de son corps était déjà gélatineuse comme
tête de veau. La daube continuait tranquillement à mijoter. Il y en avait à peu
près cent pintes.
Dehors,
en dépit du froid, les tables à tréteaux étaient lourdement asservies sous les
coudes des manants en carnaval assemblés. Devant l’église, sur tout le parvis
en déclivité, c’était la ribote sous les quinquets fumeux. Il y avait des
masques ignobles et d’autres qui étaient gracieux, mais sous ces oripeaux de
carton-pâte ou de satin gîtaient des trognes avinées tant mâles que femelles.
Les yeux dissimulaient leur éclat prometteur sous le masque fallacieux et
laissaient ignorer le visage. Il y avait vingt commandes en cours de gens qui
tapaient gaiement sur les planches, réclamant à boire et à manger d’une voix
déjà tonitruante, mais croyant proches les franches lippées. Si on les
contrariait ils n’allaient pas tarder à casser tout le matériel du pourvoyeur.
Le premier mouvement de celui-ci fut de renverser le chaudron au ruisseau, mais
un seul coup d’œil aux têtes de carnaval du peuple, hilares mais patibulaires,
le dissuada de ce geste fatal. Il préféra dépêcher à la hâte chez le prêtre,
rue Grande, lequel n’en crut pas ses oreilles, afin que muni des instruments du
culte il vînt absoudre cette viande nouvelle.
— Vous
n’allez quand même pas ? dit cet homme de bien au pourvoyeur, vous n’allez
quand même pas ?
Le
pourvoyeur haussa les épaules.
— Regardez-les,
dit-il.
L’abbé
tourna la tête vers le parvis Notre-Dame. Sous les fumées rouges des flambeaux
qui sentaient le pin il vit des hommes hagards de faim mais qui avaient déjà
étanché leur soif, lesquels suivaient d’un œil naïf la course des flammes sous
la marmite d’enfer.
Soudain
parmi cette foule un cri s’éleva :
— La
voilà !
L’attention
de la foule se détourna de la daube. Toutes les têtes se levèrent vers le ciel
d’un seul mouvement. Les corps suivirent les têtes et se mirent debout. Les
souffles puissants éteignirent les flambeaux. Le silence se fit. Là-haut, à
gauche du clocher parmi les étoiles maintenant visibles, un corps à la lumière
fragile comme celle d’un spectre venait d’apparaître parmi la constellation
d’Orion. À force de regarder et de se taire, on finit par voir immobile une
comète dont la tête désignait la terre. Elle dardait vers Manosque comme un
doigt vengeur. Il y
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