Comment la terre d'Israël fut inventée
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Conclure
Le triste récit du scorpion et de la grenouille
Seule une coopération directe avec les Arabes peut créer une existence valable et sûre […] Que les Juifs ne soient pas assez intelligents pour le comprendre m'attriste moins que le fait qu'ils n'aient pas un sens suffisant de la justice pour le vouloir.
Albert Einstein, Lettre du 19 juin 1930.
Le scorpion voulut un jour franchir la rivière, pour ce faire il demanda à la grenouille de le transporter sur son dos. La petite grenouille s'étonna : « Mais tu piques tout ce qui bouge ! — Oui, répondit la bestiole, mais je ne te piquerai pas car, sinon, je me noierai aussi. » La grenouille se rendit à cet argument de bon sens. Au milieu de la rivière, le scorpion piqua la nageuse. « Pourquoi as-tu fait cela ? Maintenant, nous mourrons tous les deux », gémit la grenouille. « C'est dans ma nature », soupira le scorpion, avant de couler au fond de l'eau.
Auteur inconnu à une époque indéterminée.
L'histoire du scorpion et de la grenouille est bien connue, tout comme sa moralité : le caractère et la nature, plutôt que le bon sens, dictent fréquemment les modalités de l'action. On ne saurait invoquer précisément le caractère, et encore moins la nature, s'agissant des mouvements et des processus historiques. Ceux-ci sont néanmoins porteurs, ou accompagnés, de mythes inertes qui ne s'accordent pas toujours avec la logique, elle-même variable en fonction des circonstances. Les Anglais ont coutume de dire « Common sense is not always common » : le bon sens n'est pas la chose du monde la mieux partagée ! Il semble que l'entreprise sioniste se trouve actuellement dans une phase comportant des caractéristiques qui confirment la pertinence de cet aphorisme.
Le mythe du peuple juif errant, exilé de sa patrie depuis deux mille ans et aspirant à y revenir à la première occasion, était porteur d'une logique effective bien que reposant entièrement sur des fictions historiques : la Bible n'est pas plus un texte patriotique que l' Iliade et l' Odyssée ne sont des œuvres de théologie monothéiste. Les paysans habitant le pays de Canaan n'avaient pas de patrie politique pour la bonne raison que de telles patries n'existaient pas, dans l'Antiquité, au Moyen-Orient.
La population autochtone qui commençait à adopter la foi en un dieu unique ne fut jamais chassée de son lieu de résidence, mais modifia les formes de sa croyance. Il n'y eut pas de dispersion de par le monde d'un peuple élu, mais uniquement l'expansion d'une nouvelle religion dynamique, qui fit beaucoup d'adeptes.
Ceux qui se convertissaient au judaïsme et leurs descendants exprimaient une ardente nostalgie et une puissante aspiration envers le lieu sacré d'où était censé poindre le salut ; ils n'avaient jamais envisagé sérieusement d'y émigrer et ne choisirent pas cette voie. Le sionisme ne s'inscrit aucunement dans la continuité du judaïsme, dont il est la négation, et ce dernier, de ce fait, le récusa totalement. Malgré tout, une certaine logique historique enveloppa au mieux le mythe et contribua à sa concrétisation partielle.
L'irruption des nationalismes imprégnés de judéophobie en Europe centrale et orientale, dans la seconde moitié du XIX e siècle, eut un effet de contagion sur une petite partie des persécutés qui en adopta les principes ethnocentristes. Cette petite avant-garde, pressentant les dangers qui planaient sur les juifs, se mit à modeler à leur intention la représentation d'une nation moderne. En même temps qu'elle en identifiait le centre sacré, elle a façonné l'image d'un lieu ancestral où est apparue et a grandi la tribu « ethnique ». La territorialisation nationale de signifiants religieux constitue l'une des réussites marquantes du sionisme qui, toutefois, n'était pas en cela totalement original. Il est en effet malaisé d'estimer à sa juste mesure le rôle du christianisme, et plus particulièrement du puritanisme, dans l'éclosion du nouveau paradigme patriotique, mais sa présence est manifeste dans les coulisses du « rendez-vous » historique de la vision des « fils d'Israël », sous la forme d'une nation, avec le projet de colonisation.
La promotion de l'idée de colonisation de lieux désertiques conservait une certaine logique dans les conditions politiques de la fin du XIX e siècle et du début du XX e . L'ère de l'impérialisme, alors à son apogée, rendait
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