Comment la terre d'Israël fut inventée
possible ce projet car le pays convoité était peuplé d'autochtones anonymes, dépourvus d'identité nationale. Si le projet et le mouvement étaient apparus plus tôt, à l'époque où lord Shaftesbury en formulait l'idée, le processus de colonisation eût peut-être été moins compliqué, et l'éviction des autochtones, comme cela s'est fait dans d'autres contrées colonisées, aurait pu être exécutée « plus facilement » et avec moins d'embarras. Mais le problème était que les fidèles juifs du milieu du XIX e siècle ne voulaient pas émigrer, ni profaner leur Terre sainte. Les autres, ceux qui vivaient en Occident, étaient déjà trop laïcisés pour se laisser prendre à un piège national et pseudo-religieux qui les aurait entraînés dans une région dépourvue, de leur point de vue, de tout intérêt culturel ou économique. De plus, les manifestations de l'antisémitisme monstrueux en Europe centrale et orientale en étaient encore à leurs prodromes, et la vaste population du yiddishland s'éveilla trop tard pour se sortir des lieux inhospitaliers qui, bientôt, la vomiraient.
Sans la fermeture des portes de l'Occident, la construction de l' ethnos fictif et l'orientation d'une fraction des descendants des juifs en direction de la Palestine ne se seraient probablement pas concrétisées. Mais le verrouillage des autres options a finalement contraint une minorité des déracinés à rejoindre une terre qu'initialement ils ne voyaient aucunement comme promise. Là, ils durent « déplacer » une population locale qui commençait juste, non sans atermoiements et avec un certain retard, à revêtir des habits nationaux. Le conflit de type colonial était inéluctable, et ceux qui pensaient pouvoir le contourner péchaient par illusion ; cependant, la Seconde Guerre mondiale, avec la destruction des juifs d'Europe, créa une conjoncture qui permit aux puissances occidentales d'imposer à la population locale la fondation sur son sol d'un État d'immigrants. Ainsi peut-on dire que l'État d'Israël, comme lieu de refuge des juifs persécutés, a été fondé au dernier moment ou, plus précisément, au moment de la clôture de l'ère du colonialisme agonisant.
L'entreprise de conquête d'une souveraineté n'aurait probablement pas pu être menée à bien sans le recours au mythe mobilisateur de l'ethno-colonisation mais, à un moment donné, la logique a disparu qui avait accompagné la fondation de la nation israélienne. C'est alors que, débordant d'insolence, le « golem » territorialo-mythique s'est levé contre ses créateurs et contre sa création. Le venin dans la queue était présent dès le début de l'histoire : implanter dans les consciences la notion d'une patrie dont les frontières imaginaires outrepassent largement le territoire sur lequel se déroule l'existence quotidienne de la population a fait naître chez celle-ci l'aspiration aux grandeurs, autrement dit à des espaces illimités. De plus, le refus des Arabes de Palestine de reconnaître la légitimité de la prise de possession de leur terre par des étrangers, et leur opposition violente à ce processus, ont continuellement donné un prétexte à la poursuite de l'expansion. Et lorsqu'en 2002, par une résolution de la Ligue arabe, l'ensemble de la communauté moyen-orientale s'est déclarée prête à reconnaître officiellement Israël et lui a adressé une invitation à s'intégrer dans la région, celui-ci, de façon désinvolte, s'est abstenu de répondre, sachant parfaitement que la renonciation à la « terre d'Israël », à ses sites bibliques ancestraux et la limitation à un « petit » Israël constitueraient le prix à payer pour la paix.
À l'occasion de chaque épisode marquant de ce conflit national, le plus long de l'époque contemporaine, le sionisme s'est employé à avaler de nouveaux morceaux de terres, et l'on sait que, quand la parole nationale confère à ceux-ci un caractère sacré, de très puissants efforts seront nécessaires pour s'en détacher. Est alors survenue la guerre de 1967, à partir de laquelle Israël, incapable de résister au chant des sirènes, s'est enfermé dans un piège dont il ne sait pas s'extraire par ses propres moyens. Alors même que la patrie moderne et ses frontières relèvent toujours d'une construction culturelle, le retrait de territoires proclamés partie intégrante de la nation s'avère quasiment impossible. Même si nous parvenons à nous
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