Courir
Émile. Un instant,
dit le capitaine, c’est possible, ça ? Vous pouvez vérifier, dit Émile,
c’est facile, Oslo, championnats d’Europe. Bien entendu, bien sûr, dit le
capitaine en notant précipitamment le nom d’Émile.
En sortant de là, ne trouvant pas de voiture, Émile embarque
sur la plate-forme d’un camion qui l’emmène vers les baraquements assignés aux
participants. C’est un camp minable et boueux où, d’abord, Émile se perd encore
pour finir par se voir accorder un galetas où, ensuite, un soldat ivre et
déboutonné lui apporte un fond tiédasse de tasse de thé. Il boit ce thé, dort
comme une souche et le lendemain il retourne au stade.
C’est celui qui a été construit avant la guerre pour les
Jeux olympiques, la fois où le Führer aurait refusé de serrer la main de Jesse
Owens à cause qu’il était nègre. Jesse Owens s’est maintenant retiré de la
compétition mais Larry Snider, son entraîneur d’alors, fait aujourd’hui partie
des invités d’honneur. Les Américains ont décoré le stade de la même manière
qu’à cette époque, il n’y a plus une place libre aux tribunes et le public est
surtout composé de soldats. Ça commence. Un défilé d’athlètes de toutes les
nations prenant part aux championnats doit ouvrir la compétition. Le nom de
chaque pays est inscrit sur une pancarte portée par un soldat devant les
ressortissants des Etats respectifs. On va y aller.
Émile cherche partout le porteur de la pancarte où doit se
trouver l’inscription Czechoslovakia et, dès qu’il l’a trouvé, se
présente en lui tendant la main et souriant comme toujours. C’est encore un
soldat américain qui considère Émile comme la veille l’a fait le capitaine,
puis cherche du regard quelqu’un derrière lui, ne voit personne et, revenant
vers Émile : Quoi, dit-il, juste un ? Émile pourrait commencer de
s’habituer mais non, il est embarrassé, il acquiesce d’un signe de tête. Oui,
répond-il enfin, juste un. Le soldat ne peut cacher le mépris que lui inspire
ce minable. Au départ il ne trouvait pas mal de défiler devant une bande
d’athlètes, à présent il se sent ridicule de ne devoir marcher que devant un
seul. Son prénom est Joe et, d’un coup, Joe n’a plus de goût à rien. Il est
presque humilié. Il laisserait bien tomber tout ça, maintenant, mais c’est un
peu tard.
Trop tard : la fanfare attaque les premières notes
d’une marche d’ouverture. Joe se fend tristement d’un sourire torve. Allez,
viens, dit-il avec amertume, comme outragé dans son honneur. On y va. Viens
donc. Les athlètes entrent dans le stade par la grande porte, commencent à
défiler devant les tribunes sous les clameurs, tous vivement ovationnés dans
leurs belles tenues d’entraînement. Mais quand un seul individu paraît derrière
la pancarte Czechoslovakia, seul et seulement vêtu d’un short et d’un
haut de survêtement délavé, le stade entier s’effondre de rire. Tout le monde
se lève pour mieux voir ça. Les envoyés spéciaux tirent leur calepin de leur
poche et se lèchent les lèvres en fourbissant leurs adjectifs pour bien noter
la scène, les reporters d’actualités et les cameramen la filment et la
photographient avec bonheur en aiguisant leurs angles.
Émile a beau être d’un heureux naturel, il est quand même
assez blessé par l’énorme hilarité qu’à lui seul il vient de provoquer. Il est
donc tout seul, il se sent très seul et plutôt malheureux après que Joe l’a
vite laissé tomber, dès la fin du défilé, en jurant et jetant sa pancarte
par-dessus son épaule. Il écoute les discours d’ouverture sans les comprendre,
tout en contemplant distraitement les drapeaux nationaux qui flottent ou bien
qui pendent – j’ignore si le vent souffle ce jour-là. Émile s’est assis à
l’ombre dans un coin de tribune, il est un peu voûté, il considère
alternativement ses pieds et le mouvement sur la piste, en attendant qu’il se
passe quelque chose.
Or un Tchèque émigré, engagé dans l’armée américaine, l’a
quand même repéré comme une bonne occasion de parler un peu la langue. Il vient
s’asseoir près d’Émile et discute un moment avec lui. Et toi, alors, finit-il
par lui dire, tu cours sur quelle distance ? Cinq kilomètres, répond Émile
d’une voix lasse. Quoi, s’écrie l’autre épouvanté, tu ne sais pas que ça fait
un moment qu’on a convoqué ceux du cinq mille ? On les a même
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