Courir
dans
un état de grande fatigue, de maintenir le rythme requis.
Toutes ont aussi pour principe de maintenir l’intensité de
l’effort à un niveau plus doux que celui de la compétition : il convient
de ménager, quand on se prépare, les forces dont on aura besoin pendant
l’épreuve. Émile pense l’inverse et qu’il faut s’entraîner le plus durement
possible, multiplier les exercices pénibles pour que la course paraisse ensuite
plus facile.
Toutes lui semblent enfin n’affermir pas assez la volonté en
acceptant que le coureur modère son train quand il se voit faiblir. Émile n’est
pas du tout d’accord. S’il se sent fatigué, s’il constate le moindre risque de
ralentissement, aussitôt il s’efforce au contraire d’accélérer. Sa chance, à
cet égard, c’est qu’il aime avoir mal. Il sait qu’il peut compter sur son amour
de la douleur et sur lui-même : jamais il ne se laisse masser par qui que
ce soit.
Cette façon de s’entraîner lui permet d’épuiser ses
adversaires par un grand nombre de sprints intercalés, tout en gardant des
forces pour le final qui est toujours d’une violence extrême. Son allure en
course se modifie constamment, tout en tempos rompus, subtils changements de
vitesse dont se plaignent amèrement ceux qui lui courent après.
Car non seulement il leur est presque impossible de suivre
sans se dérégler la petite foulée courte, heurtée, inégale et saccadée qu’Émile
tricote, non seulement ces variations de rythme incessantes leur compliquent
affreusement la vie, non seulement cette allure bizarre et fatiguée, montée sur
des gestes roidis d’automate, les décourage car elle les trompe, mais son
perpétuel dodelinement de la tête et le moulin permanent de ses bras, par
surcroît, leur donnent aussi le vertige.
Jamais, jamais rien comme les autres, même si c’est un type
comme tout le monde. Certes on prétend que les échanges gazeux de ses poumons
sont anormalement riches en oxygène. Certes on assure que son cœur est
hypertrophié, d’un diamètre au-dessus de la moyenne et battant à une cadence
moindre. Mais, spécialement réunie à Prague à cet effet, une commission
technique médicale dément toutes ces rumeurs, affirme que pas du tout, qu’Émile
est un homme normal, que c’est juste un bon communiste et que c’est ça qui
change tout.
Bref rien n’est sûr sauf qu’il a sans doute su discipliner
ce cœur et ces poumons, les rendre aptes aux efforts de vitesse les plus
rapprochés et à récupérer tout aussi vite. Ainsi peut-il achever une longue
épreuve par un sprint effréné pour, à peine essoufflé, repartir en courant
quelques secondes plus tard chercher son survêtement à l’autre bout du stade –
et le lendemain, si besoin est, recommencer.
Un jour on calculera que, rien qu’en s’entraînant, Émile
aura couru trois fois le tour de la Terre. Faire marcher la machine,
l’améliorer sans cesse et lui extorquer des résultats, il n’y a que ça qui
compte et sans doute est-ce pour ça que, franchement, il n’est pas beau à voir.
C’est qu’il se fout de tout le reste. Cette machine est un moteur exceptionnel
sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie. Son style n’a pas
atteint ni n’atteindra peut-être jamais la perfection, mais Émile sait qu’il
n’a pas le temps de s’en occuper : ce seraient trop d’heures perdues au
détriment de son endurance et de l’accroissement de ses forces. Donc même si ce
n’est pas très joli, il se contente de courir comme ça lui convient le mieux,
comme ça le fatigue le moins, c’est tout.
9
Style ou pas, ça y est, Émile est une vedette mondiale.
Somme toute il aura suffi de peu : Oslo, Berlin, un cross’interallié à
Hanovre et les records successifs qu’il aligne dans son pays. En un an, son nom
a cessé de s’inscrire en petits caractères et bas de colonne dans les brèves
d’athlétisme des journaux spécialisés pour laisser place à ses photographies en
une de la presse sportive internationale, et bientôt plus seulement sportive.
Il est devenu ce qu’on appelle un grand champion. Il est
inévitable. On n’annonce plus sa participation à une épreuve, on indique
simplement, bien avant qu’elle ait lieu, qu’il va la remporter. Ses chances de
victoire sont à ce point absolues qu’il est décourageant, au point d’être
parfois jugé indésirable par les fédérations. Pressenti pour telle ou telle
course à
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