Courir
prend vite quelques habitudes. Si des
militaires soviétiques égarés dans la ville demandent leur chemin, il devient
naturel de leur désigner toujours la direction opposée. De même, on prend soin
de déplacer systématiquement les panneaux indicateurs pour semer le trouble
chez les intrus. Et pendant ces premières nuits d’occupation, on continue de se
rassembler place Wenceslas.
Émile a rejoint les manifestants. Il aura quarante-six ans
le mois prochain. Il est toujours bel homme malgré sa calvitie, toujours
ouvert, toujours très calme même si ce soir contre son habitude il ne sourit
pas. Ce soir on ne voit pas ses grandes dents.
A peine arrivé sur les lieux de la manifestation, on le
reconnaît aussitôt. Dis quelque chose, Émile, enfin, l’exhorte-t-on, tu ne peux
pas rester sans réagir. Émile est d’abord un petit peu embarrassé. Ce n’est
certes pas qu’il n’ait rien à dire mais, s’il a appris à discuter avec les
journalistes, il n’a pas l’expérience des foules. Peu importe, il prend la
parole : forçant sa voix fluette, le héros national s’exprime, dénonce,
condamne l’invasion des forces du pacte. Parlant de son point de vue d’athlète,
et comme les prochains Jeux olympiques vont avoir lieu dans quelques semaines à
Mexico, il improvise un petit discours dans lequel il invite l’armée à
respecter une trêve olympique. Comme ce n’est pas très clair, il précise sa
pensée en appelant même, à l’occasion de ces Jeux, au boycott de l’URSS.
Les conséquences de tels propos ne sauraient se faire
attendre. Dès le lendemain, Émile est renvoyé de son poste au ministère. Et
dans les jours qui suivent il est exclu du Parti, radié de l’armée, interdit de
séjour à Prague. Il n’est pas le seul : dans le même temps, trois cent
mille membres du Parti sont également exclus de ses rangs, trois cent mille
autres non-communistes sont exclus de la vie publique, trois cent mille encore
sont licenciés ou reclassés à des postes inférieurs.
Voici donc Émile au chômage. S’il n’est évidemment plus
autorisé à voyager, il pourrait bien tenter de quitter le pays, d’autres le
tentent et y parviennent, mais il ne veut même pas penser à s’exiler. Il
n’aurait d’ailleurs pas le temps d’y penser car, quelques jours plus tard, il
est expédié comme manutentionnaire dans les mines d’uranium de Jachymov, au
nord-ouest du pays, près de la frontière allemande.
Jachymov est un gisement exploité à ciel ouvert où l’uranium
est broyé par concassage, sans que nul système d’arrosage ou de ventilation ne
diminue l’irradiation ni ne réduise les concentrations de poussières et de
radon, gaz hautement toxique qui se propage depuis les installations de
conditionnement, les collines de déblais, les réservoirs de déchets liquides.
Le vent diffuse un peu partout des particules radioactives cependant que l’eau
s’infiltre dans les nappes phréatiques et les ruisseaux, contaminant la faune,
la flore, les gens.
C’est là qu’Émile va être employé à divers postes, ce qui
pourrait lui rappeler ses affectations chez Bata sauf qu’on y plaisante encore
moins. Après qu’on a concassé la gangue, on la concentre par oxydation,
extraction, précipitation, opérations auxquelles Émile est initié, passant à
l’occasion aux ateliers de lavage, de séchage et d’emballage. Il pousse et tire
aussi, au besoin, des wagonnets de minerai. Cela pendant six ans au cours
desquels, par je ne sais quel subterfuge, Émile à trois reprises trouve le
moyen, sous un déguisement, de venir voir Dana qui est restée assignée à
résidence à Prague.
Au bout de ces six années, la sœur aînée du socialisme et
ses fondés de pouvoir pragois, qui ont fait d’Alexander Dubcek un jardinier,
décident de rappeler Émile dans la capitale avec l’idée de le promouvoir en
faisant de lui un éboueur. Cela semble une vraiment bonne idée, histoire de
l’humilier, mais il apparaît vite que ce n’est pas une si bonne idée que ça.
D’abord, quand il parcourt les rues de la ville derrière sa benne avec son
balai, la population reconnaît aussitôt Émile, tout le monde se met aux
fenêtres pour l’ovationner. Puis, ses camarades de travail refusant qu’il
ramasse lui-même les ordures, il se contente de courir à petites foulées
derrière le camion, sous les encouragements comme avant. Tous les matins, sur
son passage, les habitants du quartier où son
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