Courir
grand-chose de la ville. Dans ce bivouac de champions,
rencontrant ses rivaux qui n’étaient pour lui que des noms scintillants de
gloire, il tombe sur des types normaux : Wooderson a l’air d’un clerc de
notaire, Slijkhuis est naïf comme tout, Nyberg assez marrant, Reiff un peu trop
réservé, Pujazon content de lui. Mais il y a là surtout Heino, l’immense Viljo
Heino, celui qu’on nomme le prestigieux coureur des forêts profondes, champion
de Finlande et recordman du monde, l’homme mutique et décontracté qui a
révolutionné l’art de la course en s’opposant aux fioritures de style pour
rechercher systématiquement le moindre effort. Émile s’approche de lui comme
s’il était un dieu, touche timidement ses jambes comme si c’étaient des
reliques, l’autre se tait selon son habitude sans lui accorder un regard.
Tous ces types normaux-là, venant de l’Europe de l’Ouest,
sont en tout cas très bien habillés, leurs survêtements sont formidables et les
cinq Tchécoslovaques ne se sentent pas très à l’aise au milieu d’eux. Si peu de
temps après la guerre, les privations demeurent, les moyens manquent et leur
pays ne peut ou ne veut pas les équiper convenablement. Privés des effets
d’entraînement qui sont de rigueur au défilé des championnats internationaux,
ils doivent se présenter en petite tenue de sport, on se sent un peu tout nu,
c’est assez humiliant.
Pour la première fois de sa vie, Émile se trouve donc au
départ d’Oslo avec les meilleurs athlètes du monde, sous les yeux d’un public
tendu, venu de partout, assoiffé de nouveaux records. Les grands champions,
tous bien connus, sont acclamés à leur entrée, Wooderson par les uns, Heino par
les autres, Émile par personne et qui sent trembler ses genoux.
Le silence se fait dans les tribunes, le coup de pistolet du
départ rompt ce calme et la lutte des cinq mille mètres commence. Certains
concurrents adoptent dès le début une cadence inouïe, vitesse qu’Émile juge
infernale tout en cherchant du regard Wooderson, grand favori de l’affaire.
Mais cet Anglais reste en arrière, à bonne distance des autres, on ne sait pas
pourquoi. Émile, pas très sûr de lui ni de rien, se demande quelle tactique
adopter. S’il reste près de Wooderson en adoptant son rythme, une défaillance
de celui-ci peut entraîner la sienne. Sans beaucoup réfléchir, il se joint donc
au peloton qui a pris la tête.
Les coureurs changent sans cesse de place, tantôt se portant
en avant, tantôt restant en retrait, rendant tout pronostic de victoire
impossible. Parfois Émile se trouve en sixième place, parfois en quatrième,
c’est selon, à vrai dire il ne contrôle rien. Au troisième kilomètre, Slijkhuis
est devant tout le monde, suivi de Wooderson qui gagne du terrain à chaque
foulée. Dans l’avant-dernier tour, Slijkhuis tente de faire la différence en
improvisant un sprint et prend alors une forte avance sur ses adversaires.
Cependant Wooderson, resté sur ses gardes, ne le laisse pas gagner trop de
terrain. Se fiant à son art de finir, le Britannique change de vitesse deux
cents mètres avant l’arrivée. Son calcul était juste : il dépasse
Slijkhuis et lui a pris cinq secondes en franchissant le ruban.
Durant sa première grande course, Émile s’est sans cesse
maintenu dans le groupe de tête, a toujours gardé une allure honorable. S’il ne
s’est pas fait d’illusions sur la victoire, il aurait quand même bien aimé
arriver troisième. Mais Nyberg et Heino, nordiques plus aguerris et plus
économes de leurs forces, sont remontés lui prendre quelques dixièmes sur la
fin. Émile arrive cinquième, une fois de plus il n’a pas gagné, cependant il
perfectionne le record tchécoslovaque.
Cette cinquième place est quand même un succès, Émile
pourrait être content de lui mais comme toujours il ne l’est pas. Tout ça lui a
rappelé qu’il doit encore aller plus vite, mieux organiser son effort, réserver
de l’énergie pour la fin et, surtout, étudier avec soin la tactique de ses
adversaires pour améliorer la sienne. Et puis il y a ce style qu’on lui
reproche tout le temps, peut-être est-ce sa manière de courir qui le fait
perdre, il faut repenser à tout ça. On verra.
Il rentre à l’Académie militaire le lendemain à midi. Une
heure après, les aspirants doivent participer à une revue dont le programme
comporte des figures de gymnastique. Émile aurait bien besoin de se
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