Courir
1
Les Allemands sont entrés en Moravie. Ils y sont arrivés à
cheval, à moto, en voiture, en camion mais aussi en calèche, suivis d’unités
d’infanterie et de colonnes de ravitaillement, puis de quelques véhicules
semi-chenillés de petit format, guère plus. Le temps n’est pas venu de voir de
gros panzers Tiger et Panther menés par des tankistes en uniforme noir, qui
sera une couleur bien pratique pour cacher les taches d’huile. Quelques
Messerschmitt monomoteurs de reconnaissance de type Taifun survolent cette
opération mais, seulement chargés de s’assurer de haut que tout se passe
tranquillement, ils ne sont même pas armés. Ce n’est qu’une petite invasion
éclair en douceur, une petite annexion sans faire d’histoires, ce n’est pas
encore la guerre à proprement parler. C’est juste que les Allemands arrivent et
qu’ils s’installent, c’est tout.
Le haut commandement de l’opération se déplace en
automobiles Horch 901 ou Mercedes 170 dont les vitres arrière, obturées par des
rideaux gris finement plissés, ne laissent pas bien distinguer les généraux.
Plus exposées, les calèches sont occupées par des officiers moins gradés à long
manteau, haute casquette et croix de fer serrée sous le menton. Les chevaux
sont montés par d’autres officiers ou remorquent des cuisines de campagne. Les
camions transporteurs de troupes appartiennent au modèle Opel Blitz et les
motos, des side-cars lourds Zündapp, sont pilotées par des gendarmes casqués à
collier métallique. Tous ces moyens de transport s’ornent d’oriflammes rouges à
disque blanc contenant cette croix noire un peu spéciale qu’on ne présente
plus, et que les officiers arborent aussi sur leurs brassards.
Quand tout ce petit monde, il y a six mois, s’est présenté
dans les Sudètes, il a été plutôt bien reçu par les ressortissants allemands de
la région. Mais à présent, passée la frontière de Bohême-Moravie, l’accueil est
nettement plus froid sous le ciel bas et plombé. À Prague, le petit monde est
entré dans un silence de pierre et, dans la province morave, les gens ne sont
pas non plus massés au bord des routes. Ceux qui s’y sont risqués considèrent
ce cortège avec moins de curiosité que de circonspection sinon de franche
antipathie, mais quelque chose leur dit qu’on ne plaisante pas, que ce n’est
pas le moment de le faire voir.
Émile n’a pas rejoint ces spectateurs car il a beaucoup
d’autres choses à faire. D’abord, ayant quitté depuis trois ans l’école où sa
famille n’avait pas les moyens de le maintenir, il occupe en usine un emploi
d’apprenti avec lequel on ne plaisante pas non plus. Puis, quand il sort de
l’atelier, il suit des cours de chimie dans l’idée d’être un jour autre chose
qu’apprenti. Enfin, quand il a le temps de rentrer chez lui, il donne un coup
de main à son père dans le jardin qui n’est pas un jardin d’agrément, qui est
l’endroit où l’on doit faire pousser ce qu’on mange, point sur lequel on
plaisante encore moins. Émile a dix-sept ans, c’est un grand garçon blond au
visage en triangle, assez beau, assez calme et qui sourit tout le temps, et
l’on voit alors ses grandes dents. Ses yeux sont clairs et sa voix haut
perchée, sa peau très blanche est de celles qui redoutent le soleil. Mais de
soleil, aujourd’hui, point.
2
Entrés en Moravie, les Allemands s’y établissent donc et
occupent Ostrava, ville de charbon et d’acier près de laquelle Émile est né et
où prospèrent des industries dont les plus importantes, Tatra et Bata,
proposent toutes deux un moyen d’avancer : la voiture ou la chaussure.
Tatra conçoit de très belles automobiles très coûteuses, Bata produit des
souliers pas trop mal pas trop chers. On entre chez l’une ou l’autre quand on
cherche du travail. Émile s’est retrouvé à l’usine Bata de Zlin, à cent
kilomètres au sud d’Ostrava.
Il est interne à l’école professionnelle et petite main dans
le département du caoutchouc, que tout le monde aime mieux éviter tant il pue.
L’atelier où on l’a d’abord placé produit chaque jour deux mille deux cents
paires de chaussures de tennis à semelles de crêpe, et le premier travail
d’Émile a consisté à égaliser ces semelles avec une roue dentée. Mais les
cadences étaient redoutables, l’air irrespirable, le rythme trop rapide, la
moindre imperfection punie par une amende, le plus petit retard
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