Crépuscule à Cordoue
salua d’un signe de tête les convives déjà installés près de nous – d’autres hauts fonctionnaires. (Ils ont tendance à proliférer et à se regrouper comme la vermine.) Suivant l’exemple de Læta, ils se mirent à gesticuler en direction des esclaves pour qu’on les serve, sans se soucier de ceux qui étaient encore à la recherche d’une place. Læta me présenta :
— Marcus Didius Falco, un jeune homme plein de ressources. Il a accompli plusieurs missions dangereuses à l’étranger. Avec succès. Pour nos amis des services secrets.
Je perçus un brusque changement d’ambiance. Il ne s’agissait pas d’une franche hostilité, non, plutôt d’une espèce de jalousie larvée. Il est vrai que les relations entre les secrétaires de l’empereur et les espions n’avaient jamais été au beau fixe. Je me sentis observé avec intérêt, de la tête aux pieds. Une sensation très désagréable.
Læta mentionna également le nom de ses amis, sans que je me donne la peine de les mémoriser. Il ne s’agissait, après tout, que de simples enrouleurs de parchemins. Moi , je souhaitais coudoyer des hommes ayant l’envergure des ministres de l’ancien temps : un Narcisse ou un Pallas. En résumé, des hommes occupant la position dont rêvait secrètement Læta.
Une conversation à bâtons rompus s’engagea. Puis, à cause de ma curiosité insatiable, j’eus à subir une digression aussi longue qu’ennuyeuse qui cherchait à établir si la Société avait été fondée par Pompée le Grand – que le Sénat avait récompensé en lui confiant l’administration des deux provinces hispaniques – ou par Pompée rival de César – qui s’était établi en Bétique.
— Mais qui donc accueillez-vous dans votre société aujourd’hui ? demandai-je, pour tenter d’interrompre cette logorrhée verbale. Il ne doit plus se trouver personne pour soutenir les Pompées ? (Pas depuis leur disgrâce retentissante, j’en étais certain !) Alors, je suppose que le but de cette réunion est de promouvoir le commerce avec l’Hispanie ?
— Les dieux nous en préservent ! s’exclama l’un des convives en frissonnant de dégoût. Nous sommes ici pour nous distraire entre amis !
— Ah, désolé ! mentis-je.
J’adore appuyer là où ça fait mal.
— Ne prête pas attention au nom officiel de cette société, déclara Læta en souriant d’un air affable. Il s’agit simplement d’un rappel historique, même si ces liens anciens nous offrent la possibilité de faire appel aux Bétiques pour notre menu de ce soir. Naguère, le but premier de cette organisation était de permettre à certaines personnes partageant une communauté de pensée de se rassembler dans Rome d’une façon légitime.
Voilà un scénario que je connaissais bien. Il voulait parler de personnes aspirant à la même ambition politique et participant aux mêmes complots.
Je pris alors conscience du halo de danger dans lequel baignait le groupe qui m’entourait. Souper en nombreuse compagnie, de même que se rassembler en privé – quel qu’en soit le motif –, était strictement interdit. Rome avait toujours fait son possible pour décourager les factions. Seules les guildes de marchands et d’artisans échappaient à cette loi ; ces derniers pouvaient donc abandonner leurs femmes d’une façon régulière – et en toute légalité –, pour festoyer ensemble. À condition toutefois d’avoir un motif sérieux : par exemple collecter l’argent nécessaire à leur association funéraire.
— Donc, insistai-je, inutile de m’attendre à rencontrer ici un gros importateur d’huile d’olive hispanique ?
— Bien sûr que non ! s’écria Læta d’un air faussement outragé.
Son voisin lui murmura quelque chose à l’oreille et il ajouta à mon intention après lui avoir adressé un clin d’œil :
— Il arrive qu’un petit groupe de Bétiques déterminés s’infiltre parmi nous. D’ailleurs, j’en ai repéré quelques-uns en entrant.
Mes questions n’avaient été que pure méchanceté de ma part. Je savais que tous les pédants que comptait Rome – les pires étant les esclaves affranchis – détestaient cordialement les arrivistes provinciaux. Depuis leur admission dans la société romaine, une bonne soixantaine d’années auparavant, les Hispaniques avaient infiltré le Sénat, obtenu des postes bien rémunérés dans les rangs de l’ordre équestre, et même réussi à se tailler
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