D'Alembert
sa dupe, il était et voulait rester son très humble serviteur ? C'est là, je crois, ce que, sans aucune préoccupation académique, les aimables amis de Debrosses lui auraient conseillé et le conseil que, dans un cas semblable, lui-même leur aurait donné.
Il ne faudrait pas croire que d'Alembert, humblement incliné devant le patriarche, suivît sans le discuter le mot d'ordre envoyé de Ferney.
Quand un ami de Voltaire déplaît à d'Alembert, il lui fait résolument la guerre. Si Voltaire, par une vieille habitude, appelle Richelieu son héros, d'Alembert le nomme Childebrand. Si Voltaire défend le vieillard jadis aimable et brillant, d'Alembert aussitôt se permet d'étriller Rossinante-Childebrand. Lorsqu'une aventure scandaleuse, qui fit alors beaucoup de bruit, vient déshonorer, à la satisfaction peu dissimulée de d'Alembert, celui qu'on nommait à l'Académie le chef du parti catholique, d'Alembert plaint son admirateur habituel de ne pouvoir cette fois parler librement sur Mandrin-Childebrand, qu'il ose, dans une lettre à Voltaire, rapprocher de Cartouche-Fréron.
Une vieille coquetterie d'esprit rapproche Voltaire de Mme du Deffant : d'Alembert, qui ne l'ignore pas, s'étonne qu'il écrive des lettres charmantes à cette vieille et infâme catin.
On a dit souvent et répété plus souvent encore que d'Alembert, à l'Académie française, faisait les élections : c'est presque une accusation. Celui qui fait les élections en est responsable. D'Alembert ne l'était pas : l'élection de son ancien ami Chabanon, faite deux ans après la mort de Voltaire et quatre ans avant celle de d'Alembert, en peut être citée comme preuve.
«Vous savez, lui avait écrit Voltaire, que Chabanon a la plus grande envie d'être des nôtres, mais les octogénaires de notre tripot ne sont pas encore morts ni moi non plus. J'attends pour vous en parler que la place soit vacante.» La place devient vacante ; d'Alembert fait la sourde oreille ; il voudrait Condorcet, que les deux amis, on ne sait pourquoi, ont pris l'habitude d'appeler Pascal. La candidature est cette fois impossible. «Nous n'aurons pas Pascal, dit d'Alembert, j'espère au moins que nous n'aurons pas Cotin-Chabanon qui demande l'Académie tout à la fois comme on demande l'aumône et comme on demande la bourse, et qui veut accumuler sur sa tête des titres au lieu de talents.»
Chabanon échoue.
«Nous avons préféré, écrit d'Alembert, ne pouvant avoir
Pascal-Condorcet, à Chapelain-Lemierre et à Cotin-Chabanon, Eutrope Millot qui a du moins le mérite d'avoir écrit l'histoire en philosophe et de ne s'être jamais souvenu qu'il était jésuite et prêtre.» Chabanon avait été, vingt ou trente ans auparavant, il s'en vante du moins, l'ami très intime de d'Alembert.
Dans ses mémoires, platement écrits, où, sans esprit, sans tact et sans décence, il raconte longuement ses succès et ses déceptions d'amour, il fait jouer à d'Alembert le rôle de confident, et l'excellent géomètre lui prodigue sa sympathie et ses consolations.
Chabanon, dans un jour de grande tristesse, entre chez d'Alembert, qui, du premier coup d'oeil, le voyant malheureux, l'accable de questions pleines d'intérêt sur la cause de son chagrin. Chabanon était amoureux et trahi.
«Comment peindre, dit-il, la sensibilité de d'Alembert et la fougueuse précipitation de ses mouvements ? Fermer la porte aux deux verrous, ouvrir un petit escalier qui répondait à la boutique du vitrier, y crier : «Madame Rousseau, je n'y suis pour personne !» et revenir à moi, me serrer dans ses bras, ce ne fut pour lui que l'affaire d'un instant.»
Dans les premiers mots de d'Alembert reparaît cependant l'insensibilité affectée du sceptique railleur, sous lequel quelques contemporains ont méconnu l'homme tendre et bon. «Que voulez-vous ! dit-il à Chabanon : vous avez commencé par être heureux !» Et il ajoute de la voix de fausset qui lui était particulière : «C'est toujours la fiche de consolation». Mais, ému par le désespoir de son ami, il prend aussitôt un autre ton : «Mon ami, lui dit-il, il faut éviter de rester avec vous-même. Jetez là les livres, voyez vos amis, courez, distrayez-vous. Toutes les fois que je vous serai nécessaire, je quitterai avec plaisir mon travail, et nous irons nous promener ensemble.»
Pourquoi les sentiments de d'Alembert avaient-ils changé ? Les oeuvres de Chabanon l'expliquent. D'Alembert ne se résignait pas, par amour
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