D'Alembert
qu'il combattait, sans jamais se plaindre, l'indifférence et les rebuts de cette âme troublée et inquiète, jusqu'au jour où, épuisée d'amour et de souffrance, impatiente surtout de tant d'indignités, elle hâta volontairement sa fin, et mourut dans ses bras en murmurant le nom de M. de Guibert.
On n'a pas d'élégie plus touchante que le cri de douleur adressé par d'Alembert aux mânes de Mlle de Lespinasse et trouvé plus tard dans ses papiers :
«O vous qui ne pouvez plus m'entendre, vous que j'ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j'ai cru être aimé quelques moments, vous que j'ai préférée à tout, vous qui m'eussiez tenu lieu de tout si vous l'aviez voulu...
«Par quel motif, que je ne puis ni comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi, que vous éprouviez peut-être encore dans le dernier moment où vous m'en avez assuré, s'est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ?...
«Que ne vous plaigniez-vous à moi, si vous aviez à vous plaindre !...
Ou plutôt, ma chère Julie,-car je ne pouvais avoir de torts envers vous,-aviez-vous avec moi quelque tort que j'ignorais et que j'aurais eu tant de douceur à vous pardonner, si je l'avais su ?»
La profonde blessure de d'Alembert déchira l'enveloppe de froideur et d'insensibilité affectée qui cachait aux yeux du plus grand nombre ses trésors de dévouement et de bonté. Le monde philosophique et lettré vit que ce grand savant qui savait si bien rire savait pleurer aussi. Chacun l'entoura de sympathie et d'affection. Frédéric et Voltaire surtout, sans lutter avec sa douleur, firent pour l'adoucir de constants et affectueux efforts. Mais la vie de d'Alembert resta décolorée et sans but : l'hiver était venu pour son âme. La géométrie, si longtemps négligée, lui rendait seule l'existence tolérable. Le respect et l'admiration qui l'entourèrent jusqu'à son dernier jour pouvaient le distraire, mais non le consoler de vieillir sans famille, sans espérance et sans tenir à rien ici-bas. Une maladie douloureuse vint bientôt briser sa santé constamment chancelante, et il mourut le 29 octobre 1783, à l'âge de soixante-six ans, en trouvant que la vie ne vaut pas un regret.
Honnête homme et homme de bien, d'Alembert fut aimé et estimé de tous ceux qui l'ont connu.
Ses contemporains ont exalté à l'envi sa bonté et sa générosité, toujours prête, sans ostentation de vertu. Admiré et vanté jeune encore par les juges les plus illustres, il n'excita l'envie de personne. Il s'exerça dans les genres les plus divers, et, sans avoir produit dans tous d'immortels chefs-d'oeuvre, il fut placé par l'opinion au premier rang des savants, des littérateurs et des philosophes. Sans fortune, sans dignités, malgré le malheur de sa naissance et l'humble simplicité de sa vie, il fut grand entre ses contemporains par l'étendue de son influence. L'élévation de son caractère égala celle de son esprit. Dans son commerce familier et intime avec les plus grands personnages de son siècle, il sut conserver sans froideur toute la dignité de ses manières et obtenir sans l'exiger autant de déférence au moins qu'il en accordait ; mais, quoique sensible à la gloire et aux satisfactions de l'amour-propre, il ne cessa jamais, au milieu de ses succès si nombreux et si constants, de chercher en vain le bonheur, qu'il n'entrevit qu'un instant, celui d'une affection profonde, dévouée, exclusive et, pour tout dire enfin, égale à celle dont il se sentait capable.
CHAPITRE VIII - DEUX PORTRAITS
PORTRAIT DE D'ALEMBERT FAIT PAR LUI-MÊME, EN 1760.
M. d'Alembert n'a rien dans sa figure de remarquable, soit en bien, soit en mal ; on prétend, car il ne peut en juger lui-même, que sa physionomie est pour l'ordinaire ironique et maligne ; à la vérité, il est très frappé du ridicule, et peut-être a quelque talent pour le saisir : ainsi il ne serait pas étonnant que l'impression qu'il en reçoit se peignît souvent sur son visage.
Sa conversation est très inégale, tantôt sérieuse, tantôt gaie, suivant l'état où son âme se trouve, assez souvent décousue, mais jamais fatigante ni pédantesque. On ne se douterait point, en le voyant, qu'il a donné à des études profondes la plus grande partie de sa vie ; la dose d'esprit qu'il met dans la conversation n'est ni assez forte ni assez abondante pour effrayer ou choquer l'amour-propre de personne ; et ce qui est heureux pour lui, c'est qu'il ne
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