D'Alembert
qu'elle employait toujours le mot juste-et raconté avec indulgence, mais déterminé avec précision, le jour, l'heure et l'occasion de ses faiblesses.
Le père Quesnel l'aurait absoute. Pour résister, la force lui manquait non moins que la grâce pour le vouloir. Elle aurait pu s'écrier comme une amie de Mme de Lambert : «Je me sens garrottée, entraînée, ce sont les fautes de l'amour, ce ne sont plus les miennes». Après avoir offert son coeur à d'Alembert et s'être donnée à lui jusqu'à être effrayée de son bonheur, envahie par une passion irrésistible, elle a aimé M. de Mora sans mesure et plus que sa vie. Subjuguée plus tard par M. de Guibert, qui semblait lui faire une grâce, elle a déchiré tous les voiles de son âme dans un long cri de douleur et d'amour. Les remords exaltaient sa tendresse pour M. de Mora, sans lui donner la force d'avouer à d'Alembert que son coeur battait pour un autre.
Elle est morte désespérée, en associant avec tristesse et confusion dans ses souvenirs et dans ses regrets sa tendresse exaltée pour M. de Mora qui venait de mourir à Bordeaux, son amour pour M. de Guibert qui s'était marié, et sa vive affection pour d'Alembert dont elle brisait le coeur.
Il faut de l'éloquence pour expliquer tout cela. Mlle de Lespinasse en avait beaucoup ; elle n'a pas réussi à le faire aimer.
M. de Mora, fils de l'ambassadeur d'Espagne, était très beau, son coeur était sensible, et sa fortune immense lui permettait d'être généreux et magnifique ; mais ce n'est pas par là que Mlle de Lespinasse était accessible.
Ce coeur incapable de lutter et avide d'émotions, dans lequel d'Alembert avait pénétré pas à pas, s'ouvrit tout entier aux premiers regards du jeune Espagnol. Elle ne put ni ne voulut lui cacher son trouble. M. de Mora ne résista pas. Pendant une de ses absences, d'Alembert vit arriver en dix jours vingt-deux lettres adressées à Mlle de Lespinasse. Il ne devina rien.
M. de Mora retourna en Espagne. Julie lui écrivait chaque jour, attendait les réponses avec une impatience fébrile et, les jours de courrier, envoyait à la poste le bon d'Alembert pour les recevoir quelques heures plus tôt. Le chagrin la rendait dure et blessante. Sa tendresse pour d'Alembert se changeait en éloignement et en aversion.
Il faisait tout pour la distraire et combattre son humeur inégale et chagrine. Il la conduisit un jour à un dîner littéraire ; elle y rencontra M. de Guibert, dont les succès ou, pour parler mieux, les promesses attiraient alors tous les regards. Ses admirateurs sur ses premiers essais en divers genres prédisaient en lui, tout ensemble, le successeur de Bossuet, de Corneille et de Condé : il ne remplaça que M. de Mora dans le coeur de Mlle de Lespinasse.
Le lendemain de sa première rencontre, Mlle de Lespinasse déjà vaincue écrivait à Condorcet : «J'ai fait connaissance avec M. de Guibert, il me plaît beaucoup ; son âme se peint dans tout ce qu'il dit, il a de la force, de l'élévation, il ne ressemble à personne».
Quelques jours après, dans une autre lettre à Condorcet :
«Je voudrais que vous lussiez le discours préliminaire de l'ouvrage de M. de Guibert, je suis sûre qu'il vous ferait grand plaisir.»
Mlle de Lespinasse ajoutait : «J'ai vu M. de Guibert chez moi, il continue à me plaire extrêmement».
Elle n'en disait rien à M. de Mora, en parlait à d'Alembert beaucoup moins qu'à Condorcet et beaucoup plus-il est impossible d'en douter-à M. de Guibert lui-même, qui ne s'en souciait guère. Pour Mlle de Lespinasse, toutes les passions étaient soeurs : en s'offrant à M. de Guibert, elle aimait M. de Mora avec une tendresse plus exaltée encore.
D'Alembert ici devrait nous occuper seul : il était impossible cependant de ne pas raconter en parlant de lui ces trahisons qui brisèrent sa vie.
D'Alembert sans connaître toute la vérité ne pouvait l'ignorer complètement. La dédicace de son portrait offert à Mlle de Lespinasse se terminait par ces deux vers, à la fois tristes et doux :
Et dites quelquefois en voyant cette image,
De tous ceux que j'aimai qui m'aima comme lui ?
Si elle était changée pour lui, d'Alembert ne le fut jamais pour elle.
Moins savant que son amie dans les choses du coeur, il avait joui de son bonheur sans en être effrayé. Il croyait son amour endormi et en attendait le réveil ; c'est par les empressements de la tendresse la plus dévouée et de la plus affectueuse bonté
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