D'Alembert
elle et la clef d'un secrétaire où elle devait trouver l'héritage qu'elle lui destinait.
Julie porta la clef à son frère. «Vous faites bien, lui dit-il froidement. Rien ici ne peut vous appartenir» ; et dès le lendemain, après lui avoir dérobé la cassette, sans songer à son sort ni à son avenir, il lui envoya par un laquais l'ordre de quitter le château. Sans se plaindre, sans rien réclamer et certaine d'un accueil empressé, elle reprit sa place au foyer de Claude Lespinasse. Peu de temps après, elle entra comme gouvernante chez une parente de sa mère, belle-soeur de Mme du Deffant. Mme du Deffant vint passer quelques mois chez son frère ; elle remarqua cette jeune fille plutôt laide que jolie, intelligente et fière, mûrie par le malheur et sachant opposer à des humiliations continuelles une inaltérable patience et une dignité impassible. Mme du Deffant, émue et charmée, lui proposa près d'elle la situation de demoiselle de compagnie, en y mettant la condition bien inutile de ne jamais inquiéter par la revendication de ses droits une famille dont elle était l'amie.
Tout alla bien pendant plusieurs années. Jeune, spirituelle, gracieuse sans être belle, Mlle de Lespinasse faisait honneur à sa protectrice, qui, fière de ses succès, aimait à la produire et à se parer d'elle.
Dans cette maison où l'esprit était roi, la charmante causeuse, traitée en princesse, devait avoir le désir de régner. Le salon de Mme du Deffant devenait celui de Mlle de Lespinasse. La maîtresse de la maison se levait tard ; avant cinq heures sa porte était fermée.
Mlle de Lespinasse ouvrait la sienne, oubliant que c'était la même. Ses admirateurs venaient raconter les nouvelles et discuter les questions du jour. Quelquefois même, des visiteurs d'importance, satisfaits d'avoir vu Mlle de Lespinasse, sans attendre l'heure fixée par Mme du Deffant, allaient porter dans d'autres salons les anecdotes et les bons mots recueillis chez elle en son absence. Quoi qu'aient pu dire les amis trop prévenus et quel qu'ait été l'emportement trop vif de Mme du Deffant, il y avait indélicatesse et trahison. Mlle de Lespinasse, loin de se montrer repentante, le prit de très haut et, rompant sans retour avec sa bienfaitrice qui la chassait, accepta l'aide de ses amis. Chacun s'inscrivit suivant ses moyens. Mme Geoffrin fit don de 3 000 livres de rente viagère ; Mme de Luxembourg se chargea du mobilier, et les admirateurs de Mlle de Lespinasse lui assurèrent avec une modeste aisance le moyen de les recevoir encore.
La colère de Mme du Deffant fut terrible. Il fallut choisir entre les deux salons : d'Alembert n'hésita pas. Blâmant avec colère la vieille amie, qu'il ne revit plus, il prit parti pour Mlle de Lespinasse.
Mme du Deffant l'aimait quoi qu'il pût faire ou dire. Quinze ans après, la mort de Mlle de Lespinasse ne lui arracha qu'une seule exclamation :
«Si elle était morte quinze ans plus tôt, j'aurais conservé d'Alembert».
On a beaucoup écrit et beaucoup rapproché de dates à l'occasion de d'Alembert et de Mlle de Lespinasse. Le récit accepté ne paraît pas exact.
Moins d'une année après avoir quitté Mme du Deffant, Mlle de Lespinasse partageait avec d'Alembert son appartement de la rue Bellechasse.
D'Alembert avait dû quitter la rue Michel-Lecomte par ordre de son médecin, le même sans doute qui, douze ans plus tard, ordonnait à M. de Mora, au nom de sa santé menacée à Madrid par l'air natal, de se rapprocher de la rue Bellechasse.
En réalité, Mlle de Lespinasse, quand elle quitta Mme du Deffant, était depuis plusieurs années la maîtresse de d'Alembert. Le géomètre savait compter. Lorsqu'en 1776 il perdit son amie, son désespoir s'exhala dans des pages qu'il n'a pas détruites. Depuis huit ans au moins-elle lui en a légué la preuve-il n'était plus le premier objet de son coeur. «Qui peut me répondre, s'écrie-t-il après cette affligeante lecture, que pendant les huit ou dix autres années que je me suis cru tant aimé, vous n'avez pas trompé ma tendresse !»
Il est impossible d'en douter. D'Alembert, au moment où il repoussait sans hésitation les offres brillantes de Frédéric, avait acquis déjà le droit de considérer comme une trahison la tendresse de Julie pour un autre.
Une lettre à Voltaire datée de 1760 nous apprend que d'Alembert et Mme du Deffant s'étaient brouillés déjà. Il écrivait à Voltaire seize ans avant la mort de son amie, au
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