Dans le nu de la vie
pour me prétendre qu’il est fier d’être rescapé. Je n’ai croisé personne qui me dise : « La vie est belle, je ne l’avais pas vue si belle avant d’avoir eu si peur de mourir pendant les massacres », comme par exemple celui qui échappe à une terrible maladie. Les survivants, même s’ils ont trouvé une bonne vie, s’ils ont un boulot, des beaux enfants, de la bière, ils ont été coupés dans leur existence.
Je ne connais pas un rescapé qui dise qu’il se sent complètement en sécurité, qu’il n’a plus jamais peur. Il y a ceux qui ont peur des collines où ils devraient pourtant cultiver. Il y a ceux qui ont peur de rencontrer des Hutus sur le chemin. Il y a des Hutus qui ont sauvé des Tutsis, mais qui n’osent plus entrer dans leurs villages, de crainte qu’on ne les croie pas. Il y a les gens qui ont peur des visites ou de la nuit. Il y a des visages innocents qui font peur et qui ont peur de faire peur, pareils à des visages de criminels. Il y a la peur des menaces, la panique des souvenirs.
Je vous donne un exemple. La semaine passée, nous allons dans la brousse, en camionnette, pour identifier des enfants dans un nouveau secteur. Nous perdons la trace du chemin dans les feuillages. Je dis au chauffeur : « Bon, nous nous sommes égarés, mais nous pouvons poursuivre quand même pour terminer le programme. » Au bord d’une bananeraie, nous rencontrons une assemblée de paysans hutus au boulot. Ils arrêtent la coupe des branches, ils nous regardent sans mot dire, les bras immobiles. Je m’entends crier : « Ça y est, cette fois c’est fini, nous allons tous mourir. » Je suis plus qu’effrayée, je ne sais plus où je suis, mes yeux ne distinguent plus rien de clair, je nous crois dans un cauchemar réel. Je pleure, je répète au chauffeur : « Tu ne les vois pas, tous ces hommes avec leurs machettes ? » Il me pose la main sur le bras, il me dit : « Non, Sylvie, c’est normal. Ce sont des cultivateurs qui taillent leur plantation. » Il s’est efforcé de me calmer. C’était la première fois depuis que je voyage dans la brousse que j’étais reprise, j’ai eu tellement peur ce jour-là !
Souvent, je regrette le temps gâché à penser à ce mal. Je me dis que cette peur nous ronge le temps que la chance nous a préservé. Je me répète pour blaguer avec moi-même : « Bon, si quelqu’un veut encore me couper, qu’il aille prendre sa machette, je ne suis après tout qu’une personne survivante, il tuera celle qui devait être tuée », et je m’amuse de cette fantaisie.
Parce que si on s’attarde trop sur la peur du génocide, on perd l’espoir. On perd ce qu’on a réussi à sauver de la vie. On risque d’être contaminé par une autre folie. Quand je pense au génocide, dans un moment calme, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l’existence, mais je ne trouve nulle place. Je veux dire simplement que ce n’est plus de l’humain.
Écrit à Nyamata en avril 2000 .
Les photographies ont été réalisées par Raymond Depardon, membre de l’agence Magnum, familier et ami de l’Afrique, au cours d’un séjour à Nyamata, entre le 1 er et le 15 août 1999, à la demande de l’auteur (sauf la photographie de la p. 120, de l’auteur).
Repères
La commune de Nyamata s’étend sur une quinzaine de collines d’une superficie totale de 398 km 2 .
Sa population en mars 1994, à la veille du génocide, s’élevait à environ 119 000 habitants : environ 60 000 Hutus et 59 000 Tutsis. La proportion élevée de Tutsis s’explique par le fait que la région, inhabitée pendant la première moitié du siècle, fut d’abord une terre de refuge pour d’importants flux de Tutsis, au début des années soixante.
Environ 50 000 Tutsis ont été assassinés sur la commune de Nyamata, entre le 11 avril et le 14 mai 1994, date de l’arrivée des troupes du FPR, soit plus de cinq Tutsis sur six. Il est donc plausible, comme l’explique Innocent Rwililiza, que, si les tueurs n’avaient pas été retardés par les pillages et les fêtes, ils auraient atteint leur objectif.
Environ 22 000 Tutsis, rapatriés du Burundi et d’Ouganda principalement, sont venus s’installer dans la région dès juillet 1994. Environ 24 000 Hutus, au contraire, ne sont pas revenus de leur exode au Congo.
La population s’élève aujourd’hui à 67 000 habitants, plus environ 6 000 prisonniers natifs de la commune dans le
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