Des hommes illustres
tout ce qu’il en restait.
Le grand jeune homme avait ainsi fait la connaissance des
deux sœurs de Marthe : Anne, la cadette, discrète, gracieuse avec son long
nez fin, menue comme un tanagra (les trois filles Burgaud rivalisaient en
petite taille : Anne, la plus grande, culminant à un mètre cinquante), qui
semblait se tenir à l’écart de l’agitation de la maisonnée, silencieuse,
brodant, pianotant, n’hésitant pas à se joindre aux ouvrières de l’atelier pour
coudre ou piquer aux côtés de son père, et Lucie, la benjamine, encore
adolescente, un peu boulotte, toujours enjouée, prompte à s’enflammer, et qui
immédiatement s’était proposée pour lui porter son courrier à la ferme. Il la
voyait arriver à bicyclette, toujours à vive allure, coupant par la forêt moins
pour économiser des hectomètres que pour donner plus de piquant à sa mission
secrète, cahotant sur le chemin de terre, cramponnée à son guidon, et, encore
essoufflée, lui tendre les enveloppes qu’il parcourait rapidement, les
tournant, les retournant à la recherche d’une écriture désirée, et, tandis
qu’il les glissait dans sa poche, elle pouvait lire la déception sur son
visage. « La poste marche mal », disait-elle pour atténuer son
chagrin et avancer une explication à cet insupportable retard. Il hochait
tristement la tête : « La guerre a bon dos », répondait-il,
manière de mettre en doute cette distribution sélective du courrier qui
laissait passer les lettres de sa tante et retenait précisément celles de la
bien-aimée. Bien qu’il ne l’eût jamais évoquée devant elle, Lucie connaissait
son histoire. Elle avait même imaginé de lui écrire, à cette Emilienne, pour
qu’elle rompît le silence dans lequel elle maintenait son officieux fiancé.
Mais les nouvelles qu’elle avait réussi à glaner auprès d’Etienne laissaient
entendre, sans qu’il lui fût possible de faire la part des choses, que la
blonde Milady confondait son rôle et sa vie. La rumeur en était-elle parvenue
jusqu’à lui ? Il empocha un jour les lettres sans même y jeter un regard.
Quand l’occasion se présentait, Lucie glissait, parmi les
livres qu’à sa demande elle lui apportait, une douceur consolante sous la forme
d’une tablette de chocolat – son vice, aimait-il à répéter. Cette attention
avait valu à son auteur d’être surnommée « Petit Chaperon rouge ». Et
comme cette fois-là la messagère portait une pèlerine bleue, pour mieux
s’accorder sans doute à la remarque du grand jeune homme elle avait rougi.
Il avait maintenant épuisé la bibliothèque des Burgaud et
les dividendes de la vie au grand air. La moisson achevée, il annonça son
intention de partir. Le vide laissé par Michel Christophe dans l’atelier de son
père, il se proposait de le combler. C’est pourquoi il était sous les toits
d’un immeuble ancien à consolider une charpente, ce 16 septembre 1943, quand la
sirène retentit sur Nantes – un hurlement de bête apeurée avec lequel les
habitants avaient appris à composer. Les alertes se succédaient depuis
plusieurs semaines sans autres dommages qu’une pause forcée d’une petite heure.
La population cessait sur-le-champ toute activité et se précipitait vers les
abris aménagés dans les caves profondément enfouies de la vieille cité. Les
voûtes de pierre qui avaient déjà supporté trois ou quatre siècles reprenaient
du service. A la modernité la plus brutale on opposait le savoir-faire des
bâtisseurs de cathédrales.
Une odeur de moisissure accueille ces enterrés volontaires
qui se pressent dans la pagaille sur les bancs, s’adonnant à une variante
inédite du jeu des chaises musicales, les anciens combattants et les mutilés –
ce sont souvent les mêmes – exhibant une carte avec photo et exigeant la
priorité, s’autorisant au nom de leur bravoure passée une petite lâcheté bien
méritée. Pour leur donner raison, ceux qui se lèvent ostensiblement donnent
moins leur place qu’une leçon de correction. Gagné sur les franges limoneuses
du fleuve, le sous-sol restitue par les joints friables entre les moellons son
trop-plein d’humidité. Ceux qui sont restés debout hésitent à s’appuyer contre
les murs suintants recouverts par endroits de salpêtre, comme un signe explosif
de ce qui se prépare au-dessus de leurs têtes. Une ampoule nue au bout de son
fil livre à chacun les frayeurs de l’autre. Certains préfèrent
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