Des hommes illustres
maisons de poupée,
lits à ciel ouvert, cheminées en suspension collées contre un pignon, appliques
murales piquant du nez, retenues par un fil électrique, tapisseries intérieures
soudain dévoilées, aussi impudiques que des dessous, miracle d’un miroir intact
pendu au-dessus du vide, et sous les blocs déjà les corps broyés, mutilés, des
humains et des chevaux de fiacre prisonniers de leurs brancards, les cris
déchirants qui réclament d’improbables secours, couverts par le vacarme
immense, et devant le Katorza, dans un nuage de poussière et de fumée, hagarde,
terrorisée, la cadette des Burgaud, la frêle Anne, la jolie Anne, qui, c’est une
première, a boudé ses cours du jeudi pour accompagner son cousin à la séance de
quinze heures, et elle raconte que sans Freddy elle serait morte ce 16
septembre 1943, écrasée ou percée par un éclat d’obus, mais morte à vingt et un
ans, incroyable châtiment pour avoir préféré à sa leçon de comptabilité les
beaux yeux vindicatifs de Pierre Blanchard – ô maman, suis bien ton cousin, il
est de Nantes et connaît les abris, ne demeure pas prostrée d’effroi sur le
trottoir au milieu de ce déluge de pierres de feu, il faut que tu sois bien en
vie et aussi ravissante quand tu vas, c’est pour bientôt, sceller un pacte
d’amour avec le grand jeune homme recherché qui joue sa vie dans les parages,
tu as déjà croisé son regard ces dimanches qu’il passe à vos côtés, décelé dans
la douceur de son sourire un fond de tristesse dont tu peux deviner la cause,
tu as goûté aux plaisirs de sa conversation – il a beaucoup lu et connaît mille
choses –, tu as peut-être même remarqué que depuis quelque temps il cherche par
un mot aimable, une attitude prévenante, à retenir ton attention, mais avoue
que tu es sensible, comme tout le monde d’ailleurs, à son charme, son entrain,
sa gentillesse, tu as noté ses bonnes manières – cela compte chez vous –, son
élégance naturelle, cette façon de tenir sa cigarette du bout de ses doigts
jaunis par la nicotine ou d’incliner sa haute taille quand il prend congé et te
serre la main, t’obligeant à lever les yeux vers lui mais, c’est un fait
notoire, souvent les hommes grands épousent de petites femmes, tu l’as vu,
adroit de ses mains, réparer la poupée d’une petite fille réfugiée avec sa
maman à Riancé et tendre à l’enfant ravie ce prodige de la chirurgie plastique,
des yeux réorbités, un bras remonté, tu n’ignores pas que, réfractaire au STO,
il se cache dans une ferme des environs – il va y retourner quelques jours pour
les labours d’automne –, mais n’en va pas tirer des conclusions hâtives car il
s’agit d’un brave – sais-tu son surnom dans la Résistance ? Jo le dur,
oui, tu as bien entendu, il ne s’en vantera pas, on trouve le renseignement
dans une lettre de la fin de la guerre, écrite par le commandant du réseau
Neptune auquel il appartint un certain temps, attestant qu’il effectua de
nombreuses et périlleuses missions et que sa conduite et sa bravoure ont
toujours été dignes des plus grands éloges, mais il ne supporte pas longtemps
une autorité, c’est un trait de son caractère, il faudra que tu t’y fasses, et
il change de groupe comme plus tard d’employeurs, le réseau suivant s’appelle
Vengeance – c’est un peu grandiloquent mais tu peux comprendre –, et puis on le
retrouve agent de renseignement au Deuxième Bureau, engagé volontaire, agent de
liaison auprès de l’armée Patton, c’est d’ailleurs à cette occasion qu’il
accomplit un très haut fait d’armes de l’amour, détournant par Riancé le convoi
américain qu’il était censé guider – pour embrasser qui, selon toi ? –, et
puis il y a l’épisode fameux de la moto que racontera Etienne, les Alliés
obliquant vers Paris et les frontières de l’est, négligeant les restes de
l’armée allemande qui, coupée de ses bases, se retranche farouchement dans ce
qu’on appellera des « poches », et celle de Saint-Nazaire qui englobe
Random compte parmi les plus redoutables puisqu’elle ne se rendra qu’au
lendemain de l’armistice, mais le grand jeune homme qui a participé à la
libération de son secteur ignore cette situation et fonce retrouver les siens
assis à l’arrière de la moto que pilote Etienne, trente centimètres plus bas,
son éternel béret enfoncé jusqu’aux oreilles, tous deux ivres de vent et de
cette liberté
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