Des hommes illustres
d’une
phrase, comme si son sommeil n’avait duré qu’un battement de paupières. Tous
les voisins s’alarmaient qui la voyaient mourir grillée, eux avec, et tout le
quartier dans un gigantesque autodafé. Ils essayaient bien de la
dissuader : qu’elle risquait pour sa vie, qu’elle s’abîmait les yeux, que
ce n’était pas la peine d’avoir un compteur, que c’était des économies de bouts
de chandelle, mais Maryvonne finaude répondait du tac au tac : « Et
qui va me payer mon électricité ? » Comme personne ne se proposait,
cela donnait du poids à son argument. D’autant que son éclairage à l’ancienne
avait le mérite d’être peu coûteux : vu qu’elle avait en charge
l’entretien de l’église, on la soupçonnait de récupérer des morceaux de
cierges, ceux qui restent plantés sur les pics et dont la cire fondue a noyé la
mèche.
Le lendemain d’une coupure de courant importante, elle
jouait à l’étonnée en regardant par-dessus ses lunettes. Ah bon ! Elle ne
s’était aperçue de rien. Ce petit sourire voltairien au coin des lèvres – elle
se remboursait ainsi des réflexions désagréables à son sujet. Et, manière
d’enfoncer le clou : « Dans le temps – et qui était encore un peu le
sien –, on n’avait pas ce genre de problème. »
Nous non plus. Nous avions les lampes à pétrole. Quand la
preuve était faite que tout le bourg était logé à la même enseigne, on les sortait
du placard sous l’escalier, avec mille précautions pour ne pas déséquilibrer
les fragiles tubes de verre et risquer, en les inclinant, de renverser une
goutte de liquide qui poissait le pied des lampes et dont l’odeur âcre
remplissait la maison. Jamais, après usage, maman ne les aurait rangées sans
les avoir soigneusement nettoyées et réemballées dans des poches en plastique,
maintenues par des élastiques, afin de les préserver de la poussière. De leur
propreté dépendait la beauté de l’éclairage.
Les premiers hommes n’avaient sans doute pas une figure plus
grave quand ils domestiquaient le feu. On escortait les lampes du couloir à la
cuisine en grattant des allumettes pour ouvrir le chemin, jusqu’à ce que,
déposées l’une au centre de la table, l’autre près du fourneau, elles fassent
toute la pauvre lumière. Une lumière très douce qui projetait nos ombres
agrandies sur les murs et qui nous liait plus fort les uns aux autres tandis
qu’au-dehors le vent soufflait en rafales. Enveloppés dans ce clair-obscur apaisant,
on se serrait autour de la table, incapables de détacher nos regards de
l’anneau incandescent sous sa cheminée de verre à l’extrémité de la mèche
serpentine baignant dans le réservoir bleuté en forme de bulbe écrasé. Comme
pour se chauffer, on approchait les mains de cette source lumineuse et, manière
de jouer avec le feu, on improvisait bientôt un petit théâtre d’ombres
chinoises. Régulièrement nos revues d’enfant, à la rubrique « Comment
occuper tes jeudis pluvieux », nous expliquaient, croquis à l’appui, la
marche à suivre. Mais on avait beau s’appliquer, se tordre les doigts, on ne
constatait d’une fois sur l’autre aucun progrès. Le canard se confondait avec
le chien, l’âne avec le lapin, l’éléphant devait se contenter d’un index
ballant pour sa trompe, et le dromadaire ne comptait plus ses bosses. Quant au
chef indien, le seul humain de notre ménagerie fabuleuse, sa coiffe de plumes
composée de cinq doigts écartés le faisait ressembler à une pelote d’épingles.
Finalement, on en revenait à ce qu’on réussissait le mieux : l’oiseau, qui
consiste simplement, en reliant les pouces, à battre des mains dans un lent
mouvement d’ailes. Un oiseau indéfinissable, mais qui avait au moins le mérite
de s’envoler au bout de nos bras, comme une colombe sortie de la manche.
Pour moduler l’intensité de l’éclairage, il fallait
manœuvrer la petite molette de cuivre qui, au niveau du brûleur, règle la
hauteur de la mèche. Celle-ci était-elle trop longue, à la pointe de la flamme
étirée en un fuseau rouge sombre s’élevait un filet fuligineux qui traçait au
plafond un disque noirâtre. EDF avait depuis longtemps renforcé son réseau, les
coupures n’étaient plus qu’un lointain souvenir, que le plafond de la cuisine
gardait encore les stigmates de ces soirées à la chandelle.
Mais les dommages pouvaient être plus considérables. Une
nuit, une lampe
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