Des hommes illustres
demeurer dans la
pénombre, gardant pour eux-mêmes ce que dévoile crûment l’arène de lumière. Les
regards se croisent, s’évitent, établissent une connivence passagère, se détournent
au seuil de la confidence. La proximité de la mort ne justifie pas qu’on manque
de tenue. Jambes serrées, les femmes tirent sur leurs robes d’été qui,
découvrant le genou, n’ont jamais été aussi courtes. La pénurie a quelquefois
du bon qui économise le tissu tout en choyant le coup d’œil. Cet homme penché
en avant, les coudes en appui sur les cuisses, le visage dans les mains, pour
rien au monde n’échangerait sa place. Paupières à demi baissées, sous ses
allures d’angoissé profond, il attrape dans son champ de vision les jambes
croisées de sa voisine. Le moment serait propice cependant pour passer un bras
autour d’épaules tremblantes, pour réconforter d’une pression de la main une
main apeurée, car la terreur est si forte parfois qu’il arrive que des cheveux
se dressent sur la tête ou blanchissent dans le temps d’une alerte.
Chacun se demande si la place du voisin ne serait pas un
meilleur gage de survie que la sienne. A quel emplacement le salut ?
Là-bas plutôt qu’ici ? Sous cette partie basse de la voûte ou dans
l’encadrement de la porte ? Quelles victimes futures ont déjà dans cette
loterie funèbre reçu leur billet de mort ? Quand des grains de poussière
se détachent de la voûte et saupoudrent une tête, celui-là visé sursaute,
vérifie en levant les yeux l’origine de ce micro-séisme et sans un mot choisit
une autre place. Bien que les candidats ne manquent pas, l’emplacement libéré
reste vide. Ceux qui l’encadrent s’écartent machinalement, creusant entre eux
une sorte de puits où devra se jeter en priorité le désastre, comme s’il était
possible d’entasser dans cet espace marqué par une pincée de poussière crayeuse
toutes les ruines de l’ancienne résidence des ducs de Bretagne.
Un grand nombre de réfugiés viennent du cinéma voisin, le
Katorza, situé dans la rue du même nom, entre la rue Scribe et la place
Graslin, et qui affiche « Le comte de Monte-Cristo » avec le beau
Pierre Blanchard dans le rôle-titre, deux heures de vengeance implacable par un
maniaque du ressentiment que ne touche à aucun moment l’esprit de pitié. Après
la première partie, documentaire et actualités (une voix tête à claques
claironnant une avancée victorieuse des forces de l’Axe et le baiser du
Maréchal à une petite fille fleurie venue l’accueillir à sa descente de train),
passé l’entracte, au moment où défilait sur l’écran le générique du film,
par-dessus la musique soudain, ou plutôt comme l’inflation d’une note
cancéreuse, une longue plainte crescendo étrangère à la partition avait
interrompu brutalement la projection, rallumé les lumières et précipité les
spectateurs floués vers la sortie. Dans la longue salle basse voûtée on
commente l’événement : « Avez-vous vu Monte-Cristo ?» A quoi
certains répondent, avec un petit sourire entendu, que, non, ils n’ont vu monter
personne. Puis les conversations se diluent dans l’attente. Le silence se
courbe sous les vieilles arches, fait le gros dos, juste irrité par le sanglot
bientôt ravalé d’un enfant.
« Joseph, tu ne descends pas ? » Non, il
préfère rester ici. Il se sent plus en sécurité sous les combles que dans un
abri souterrain à la merci d’un contrôle d’identité sans possibilité aucune de
s’échapper. Et puis, s’il arrivait quelque chose, il n’a pas envie d’être
enterré vivant – d’être enterré mort non plus d’ailleurs, qui plus est sous un
faux nom. Qui réclamerait le corps de Joseph Vauclair, menuisier, né à
Lorient ? Qui le pleurerait ? Et puis, des alertes, il s’en est déjà
produit, il ne s’est jamais rien passé. Les bombardiers se contentent de
survoler la ville à très haute altitude et réservent leurs lâchers funestes aux
rives industrieuses du grand fleuve ou à un pont en amont. Il a assisté un
soir, alors qu’il aidait un pilote abattu à franchir la Loire, à ce « Son
et lumière » féerique, l’horizon soulevé en geysers de feu, le pointillisme
d’or des mitrailleuses se reflétant dans l’eau, et, sur l’écran de la nuit, le
balai des faisceaux de projecteurs fouillant les ténèbres pour planter dans
l’œil illuminé d’un cockpit une très vieille idée du
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