Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
Je le repoussai brutalement et il alla tomber contre un des poteaux de la porte. Mon interprète s'enfuit effaré, et tous les yeux se portèrent sur moi, pendant que l'huissier entrait en gesticulant chez le prince. Je compris, à l'ébahissement dont j'étais l'objet, que ma vivacité avait une portée sérieuse, et j'allai m'asseoir à l'écart sur une pierre. Bientôt un page sortant du hangar me fit signe d'approcher: mon drogman ne se décida qu'avec peine à me suivre et nous fûmes introduits.
Le prince, à demi étendu sur une couche élevée, présidait une réunion d'environ soixante hommes, assis par terre et vêtus de la toge blanche et du turban blanc particulier aux ecclésiastiques; son sabre, sa javeline et son bouclier orné de bosselures en vermeil étaient accrochés derrière lui; une quinzaine d'hommes, à la mâle tournure et à la chevelure tressée, se tenaient debout autour de sa couche, immobiles et respectueux. À l'autre bout du hangar, deux beaux chevaux gris pommelé étaient attachés à des piquets devant un monceau d'herbe fraîche qu'ils éparpillaient d'une lèvre repue. Après m'avoir considéré un instant, le prince me donna le bonjour, me fit signe de m'asseoir, et l'assemblée parut reprendre le cours d'une délibération. Pendant une grande heure, je dus me borner à observer; mon drogman, à qui je manifestais mon impatience, me faisait des gestes suppliants pour m'engager à attendre. Au centre de l'assemblée, deux personnages d'un âge avancé consultaient par moments un manuscrit in-folio; les assistants se levaient chacun à leur tour, semblaient émettre des considérants terminés par un avis et se rasseyaient, le silence reprenait, interrompu seulement par le bruit argentin des sonnailles des chevaux ou par la voix grêle et sèche d'Oubié.
Enfin, un vieillard se leva; et l'intérêt général parut s'accroître; il adressa quelques paroles au prince; ce dernier, promenant lentement ses regards sur tous, dit un seul mot, qui sembla causer une émotion pénible; le grand livre fut emporté; l'assemblée s'écoula silencieusement et fut accueillie au dehors par une sourde rumeur. Je restai seul en face du prince, avec mon drogman et les soldats qui entouraient sa couche. Sur son invitation, je m'approchai, et le remerciai d'avoir facilité mon arrivée et celle de mon frère, dont j'excusai l'absence en alléguant sa fatigue. Le prince était très-grave; il me congédia presque aussitôt, en me disant qu'il me ferait savoir le jour où je devrais lui présenter mon frère et le Père Sapeto.
À peine sorti, mon drogman poussa de gros soupirs comme un homme longtemps oppressé, et me dit:
—Étonnant! étonnant! j'en suis encore abasourdi! Avoir des yeux, des oreilles, des sens au complet, et n'en pas faire usage! Nos pères l'ont bien dit: Évite de prendre pour compagnon l'homme colère. Vous autres, Francs, vous êtes toujours bouillants. Jolie matinée que tu m'as faite là! Je l'ai échappé belle. Tu appelles donc à plaisir les catastrophes? Frapper un huissier, là, devant tout le monde, pour nous faire hacher sur place! Mais, apprends, jeune imberbe, que celui qui voyage doit savoir dévorer un affront, s'il veut rentrer chez lui à la fin du jour. Est-il nécessaire de parler la langue des gens pour se rendre compte de ce qui se passe? Je vais t'expliquer, moi, ce que tu n'as pas su comprendre:
—Un chef important a voulu, ces jours derniers, entrer chez le prince: arrêté comme toi par l'huissier, comme toi il a osé lever sur lui la main; et aujourd'hui, à cette même place où vous avez l'un et l'autre commis le même méfait, on a tenu conseil, on a consulté le livre de la Loi, et malgré la bravoure, le rang et la nombreuse parenté de l'accusé, là, sous tes yeux, on vient de le condamner à avoir la main coupée. L'exécution a eu lieu pendant que tu parlais au prince. Tu peux bien rendre grâce à la tolérance de ces barbares, qui n'ont voulu voir en toi que jeunesse et ignorance. Ils sont, en vérité, parfois meilleurs que nous tous.
Je l'apaisai en lui avouant ma légèreté, et nous rentrâmes à Adwa les meilleurs amis du monde.
Ce brave homme, âgé d'une soixantaine d'années, était natif de Bagdad, mais Arménien de nation. Me sachant en peine d'un drogman, il s'était obligeamment offert à m'accompagner chez le prince. Il parlait l'arménien, le turc, l'arabe, le persan, le skipétare, le grec et un peu l'amarigna et le
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