Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
la longue et étroite vallée où nous avions campé et que le typhus rend inhabitable en automne et au printemps; par bonheur l'été durait encore. En face du village, se dressent isolément dans la vallée deux gigantesques aiguilles de rocher, au pied desquelles se tient un marché hebdomadaire. À Maïe-Ouraïe, notre détention nous apparut sous des formes plus réelles; nos bagages furent mis dans une maison dont on gardait la porte, car depuis nos deux tentatives de les détruire, on surveillait nos moindres actions. Gabraïe nous envoya dire que nous ferions bien d'en finir, pendant qu'il en avait encore envie. Mais nous persistâmes dans notre refus. Le Dedjadj Kassa passait pour être équitable et, comme son père, favorable aux Européens; nous lui expédiâmes successivement deux messagers, mais ils ne reparurent pas; nous gagnâmes un paysan: il partit, fut pris, maltraité et ramené chez lui. Il ne nous restait plus qu'à essayer de communiquer avec le Dedjadj Oubié, et comme nous n'avions personne à lui envoyer, il fut décidé que je tenterais moi-même l'aventure.
Les soldats de Gabraïe, fatigués sans doute de la maigre chère qu'ils faisaient chez les paysans, avaient obtenu d'être rappelés: deux ou trois d'entre eux, avec les paysans, furent jugés suffisants pour nous surveiller. En m'appliquant à attirer les enfants du village, j'avais gagné le cœur des parents, et grâce à la familiarité qui s'établit entre nous, je m'aperçus qu'ils compatissaient à notre position. Les hommes sont honnêtes au fond, et leur appui moral au moins est acquis aux victimes de l'injustice. Au moment d'une démarche hasardeuse, on est bien aise d'un pareil appui, ne fût-ce que pour se réconforter contre les possibilités d'insuccès. Le sage n'a que faire peut-être d'un tel soutien, il se suffit à lui-même; mais je n'étais pas un sage.
Après notre frugal repas du soir, nous nous étendîmes, mon frère et moi, sur nos nattes comme d'habitude, et nous conversâmes longtemps, afin de laisser à nos gardiens le temps de désirer le sommeil. Mon frère continua à parler seul, pendant que je me glissais furtivement dehors avec Samson: en rampant avec précaution, nous pûmes sortir du village sans faire aboyer les chiens.
Samson me suivait aveuglément, car, chez les Éthiopiens, le serviteur se regarde comme le compagnon inféodé à la fortune de son maître, dont il accroît en quelque sorte la famille, et dont il doit partager l'heur et le malheur.
Nous commencions à cheminer, lorsque voyant se dessiner sur le ciel la silhouette d'un homme armé, puis d'un deuxième, nous nous remîmes à plat ventre. Plus de doute, la route était gardée. Samson me fit signe de retourner sur nos pas; je lui répondis de la même façon qu'il pouvait le faire; mais rapprochant ses deux index l'un contre l'autre, et les tournant dans la direction d'Adwa, il me fit comprendre par sa pantomime qu'il ne se séparerait pas de moi. Je me relevai alors en faisant résonner les batteries de mon fusil, et nous marchâmes résolument. Soit indécision de la part des factionnaires, soit tout autre motif, ils disparurent dans l'ombre, et nous passâmes.
Nous avions à traverser la plaine déserte de Tsam-a, qui court nord et sud, et qui, dans cet endroit, a environ onze milles géographiques de large; elle est infestée de lions, de léopards et d'éléphants, et parcourue par de petites bandes de malfaiteurs cherchant à enlever des bestiaux, à tuer les bouviers attardés ou à piller quelque compagnie de hardis trafiquants qui, pour se soustraire au péage, se hasardent à voyager de nuit. Cette plaine, dont le nom signifie soif, est dépourvue d'eau et hérissée de broussailles épineuses et d'arbres peu élevés formant d'épais fourrés où les bêtes fauves se retirent le jour. De temps à autre, nous nous arrêtions pour sonder de l'oreille le silence de la nuit; et, malgré la rapidité de notre marche, la rosée abondante, particulière aux basses terres de l'Éthiopie, glaçait nos membres. Après quelques heures de marche, nous luttions contre cette somnolence qui prend à l'avant-jour, lorsque nous arrivâmes au pied du plateau où se trouvait la frontière des États d'Oubié. Pendant que nous gravissions la montée, le panorama qui se déployait derrière nous s'éclaira: à nos pieds, une couche épaisse de vapeurs d'un blanc d'argent cachait la plaine; on apercevait seulement les pointes des deux
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