Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
soulever la portière d'entrée, m'indiqua deux hommes à cheval sur la place et me dit:
—Voilà les messagers que j'envoie au Dedjadj Kassa, pour le prier de faire escorter ta caravane jusqu'à ma frontière.
Je lui demandai la permission d'aller annoncer moi-même cette bonne nouvelle à mon frère, et présumant que ce dernier trouverait difficilement des porteurs, j'en engageai une trentaine en rentrant à Adwa, et sur-le-champ je partis avec eux pour Maïe-Ouraïe.
De son côté, mon frère avait travaillé aussi à sa délivrance: il avait fait offrir dix talari à Gabraïe, qui les accepta, tout en persistant à réclamer les deux fusils et le complément de la somme dont il prétendait nous imposer. Mon frère imagina alors d'ébranler l'obéissance qu'on avait eue jusque-là pour les ordres de Gabraïe, en faisant naître chez les paysans la crainte de déplaire au Dedjadj Kassa lui-même: il leur représenta qu'en l'empêchant de se rendre auprès de leur suzerain, ils le privaient d'un de nos trois beaux fusils de rempart que nous lui destinions. Les paysans, après délibération, le laissèrent partir sous bonne escorte. Enchanté du fusil de rempart, le Dedjadj Kassa fit à mon frère une excellente réception; il manda Gabraïe, le réprimanda et lui fit restituer les dix talari; mon frère les fit donner immédiatement à l'église du lieu. On servit un repas, et tout allait pour le mieux, lorsqu'un des principaux seigneurs de la cour, mû par une curiosité indiscrète, s'avisa de toucher à la barbe naissante de mon frère; celui-ci répondit par un soufflet. Heureusement, le Dedjadj Kassa apaisa l'émotion de ses gens, fit faire des excuses à mon frère et lui dit que la privauté dont il s'était offensé était sans conséquence; puis, après l'avoir comblé de prévenances, il le renvoya, avec un soldat chargé de l'accompagner et de faire transporter ses bagages par corvées, de village en village, jusqu'à la frontière du Dedjadj Oubié. Mon frère retourna à Maïe-Ouraïe d'où il se mit en route pour Adwa, et je le rejoignis avec mes trente porteurs, d'autant plus à propos qu'il n'avançait qu'avec la plus grande peine, à cause de la difficulté, qui se renouvelait à chaque village, de réunir les paysans de corvée.
Deux jours après nous entrâmes enfin à Adwa. La route de Halaïe à Adwa se fait ordinairement en trois jours; nous y avions mis presque un mois; mais notre fermeté à résister à une demande injuste avait eu du retentissement et commençait déjà à nous valoir les égards dont nous avons joui depuis dans nos voyages.
Comme il convenait d'annoncer sans retard au prince notre heureuse arrivée, je me rendis dès le lendemain chez lui. Il était campé à quelques kilomètres d'Adwa sur une colline; l'armée campait autour, sur des terrains nus, accidentés, mais à proximité de sources et de bons pâturages; les principaux feudataires étant dispersés dans leurs seigneuries, il n'y avait guère là plus de 10,000 hommes. Le camp était composé de plusieurs enclos circulaires et contigus formés par des huttes rondes et revêtues de chaume; au milieu de chaque enclos composé de 60 à 400 huttes, s'élevaient de une à six tentes pour les chefs. Au centre d'un de ces enclos formé d'environ 200 huttes habitées par les gens de service, se trouvait l'établissement personnel du Dedjadj Oubié. Cet établissement consistait en trois tentes dressées de front; sur leur droite un vaste hangar construit en ramée, et, derrière, deux huttes spacieuses. Les tentes lui servaient de chapelle, de salle d'audience et d'antichambre; le hangar, de salle de festin ou de grande réception; il passait la nuit dans une des huttes; l'autre, un peu à l'écart, gardée par des eunuques, était réservée à ses femmes. L'enclos n'avait qu'une seule entrée, en face des tentes. On ne voyait aux abords du camp ni postes, ni sentinelles, ni aucun indice de ces précautions habituelles à la vie militaire d'Europe.
Malgré un bourdonnement continu qui s'élevait de tous les quartiers, on sentait que la vie du camp était concentrée devant les tentes du prince, où plusieurs groupes de notables s'entretenaient d'un air circonspect. Un huissier, les épaules nues et une verge à la main, se tenait debout à la porte du hangar, ce qui dénotait que le prince s'y trouvait.
Je voulus entrer, mais l'huissier me barra le passage, en m'appuyant à deux mains sa verge sur la poitrine.
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