Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
surprendre et de contrecarrer mes maléfices, ils avaient résolu au dernier moment de nous livrer bataille le vendredi. À cet effet, ils s'étaient portés à Konzoula, comptant y laisser leurs bagages et nous assaillir avec toutes leurs forces. Enorgueillis du reste par leur supériorité numérique et le prestige militaire qu'ils exerçaient, ils n'avaient pas douté de la victoire. Leur irritation contre nous était telle, qu'ils étaient convenus de ne faire quartier qu'à un petit nombre, et, dans ce but, ils avaient mis un signe distinctif à leurs fourreaux de sabre, afin de se reconnaître plus sûrement dans la mêlée. Surpris autant que nous de nous rencontrer à Konzoula, ils furent obligés d'accepter le combat avant l'arrivée de leur arrière-garde, forte de 4,000 hommes.
Les prisonniers nous donnèrent également la raison de l'empressement extraordinaire que, depuis la veille, ils mettaient à me voir. Je passais à leurs yeux pour un magicien sans pareil: mes sortiléges avaient suspendu la crue de l'Abbaïe lors de notre retour de chez les Gallas; le pleur commencé lors de la maladie de la Waïzoro Sahalou, et dispersé par mon ordre, faisait dire aux nouvellistes que, revenant de la chasse au sanglier quand on portait la princesse en terre, j'avais arrêté le convoi et ressuscité la morte; c'était moi enfin qui avais déterminé Monseigneur à accepter l'investiture du Dambya, en consultant la clavicule de Salomon, et en garantissant la victoire au moyen de mes manœuvres cacodémonologiques. Le Lidj Ilma ayant promis une grosse récompense à qui le déferait de moi, plusieurs fusiliers et cavaliers de renom s'étaient chargés publiquement de le satisfaire: entre autres un centenier des fusiliers de sa garde, qui déjouerait, disait-il, tous mes maléfices, en faisant le signe de la croix sur la balle qu'il mettrait dans son infaillible carabine; et il s'engageait, s'il me manquait, à revêtir, un jour de festin, la tunique d'une servante de cuisine et à porter un plat sur la table de son maître. Ma bonne fortune m'avait fait rencontrer ce centenier à la fin de la mêlée, au moment où un des nôtres allait l'achever d'un second coup de sabre; j'avais jeté mon cheval entre les deux et contraint notre soldat à l'emmener prisonnier. Il devint un de mes clients les plus assidus, et je le fis placer honorablement dans la maison de Monseigneur. Il se fit bravement tuer à son service. Quelque temps après la journée de Konzoula, on racontait encore dans le Dambya qu'un instant avant la bataille j'étais passé, en compagnie de Monseigneur, sur le front de l'armée, une torche allumée dans chaque main, en annonçant que j'allais charger en tête, et que, si celle de la main droite s'éteignait, notre victoire serait péniblement acquise et l'on devrait se maintenir les uns contre les autres, jusqu'à ce que ceux qui étaient décrétés de mort parmi nous eussent accompli leur destin; que si, au contraire, celle de gauche s'éteignait, il fallait s'empresser d'avancer, afin que pas un de nos ennemis ne pût nous échapper. Ces bruits étaient loin de trouver créance auprès de tout le monde, et cependant chacun les répétait. Il ne faudrait pas conclure de là à la crédulité excessive et au peu d'intelligence des Éthiopiens; en tous pays, les propositions les plus incroyables s'accréditent aisément, pour un temps du moins. Du reste, ma participation aux événements quotidiens de la politique du pays et la position que le Dedjazmatch me faisait à sa cour allaient me faire connaître plus exactement, surtout en Gojam et dans les provinces environnantes; et comme c'est souvent sur les pas de l'erreur que la vérité fait son chemin dans le monde, il était assez naturel que la notoriété dont j'allais être l'objet commençât ainsi un peu à rebours de la vérité. Mes amis s'égayèrent beaucoup du caractère fabuleux qu'on m'attribuait et qui m'expliqua du reste le sentiment d'aversion que le Lidj Ilma avait manifesté en me voyant.
Un timbalier proclama l'ordre de relâcher les prisonniers, à l'exception d'un très-petit nombre de notables, dont le Prince et son fils jugèrent opportun de s'assurer. Ces malheureux s'assemblèrent par petites troupes aux abords du camp, selon la direction qu'ils avaient à prendre pour rentrer chez eux; ils étaient, comme ils le disent eux-mêmes, équipés en tueurs de serpents, c'est-à-dire un bâton à la main et sans autre vêtement
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