Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
trace sinueuse du serpent, sont les seuls indices de vie qu'on y découvre aujourd'hui. Lorsqu'on arrive à Moussawa par mer, le cœur se resserre à la vue du sol calciné qu'on aborde et à l'aspect austère des flancs du premier plateau éthiopien, qui bleuit dans le lointain. En descendant de l'Éthiopie vers la mer, si l'on s'arrête un instant sur un de ces contreforts qui étayent le pays chrétien, on n'aperçoit à ses pieds que des arêtes pelées; plus loin, des terres vides, plates, désolées, puis, la mer Rouge; et si c'est le matin, un immense disque sanglant, désarmé de ses rayons, qui semble émerger des eaux et monte à vue d'œil: c'est le soleil qui se lève, que l'on ne pourra bientôt plus regarder, et qui, durant toute la journée, va mordre ces gorges désolées où souvent des hommes et des animaux meurent d'épuisement et de soif. Il semble du reste que ce pays soit admirablement approprié pour servir comme de vestibule à l'entrée en Éthiopie. Il convient au voyageur de s'y recueillir, de s'y dépouiller d'habitudes, de préjugés, d'allures de corps et d'esprit qui l'empêcheraient de participer à la vie de ce peuple éthiopien, espèce de palimpseste vivant, où il trouvera entassées et confondues, ici en caractères inaltérés, là frustes ou indéchiffrables, les traces de mœurs, de lois, d'habitudes, de coutumes, de formes de la matière ou de l'esprit qui ont prévalu les unes dans les temps homériques, les autres à Athènes, à Rome, à Memphis, dans l'Inde, en Judée, ou durant le moyen âge en Europe, et enfin dans les premiers temps islamiques. Et lorsqu'après des recherches pénibles le voyageur, vieilli, s'en retourne par ce chemin, s'il a su s'identifier avec le peuple qu'il quitte, ce n'est point sans étonnement qu'il se considère et qu'il retrouve les premières impressions de l'être qu'il était au début de son voyage. Heureux s'il a acquis un peu de sagesse!
Dans la soirée, le Bahar Negach, après m'avoir regardé quelque temps en dessous, avec ses yeux gris ronds et brillants, me dit de sa voix rauque:
—Mikaël, depuis que tu es dans ma maison je te suis des yeux et t'écoute, parce que, avant de déclarer ma pensée à un homme, j'aime à m'assurer de ce qu'il est. J'ai tâché de concilier avec ta personne ce que mon fils et d'autres m'ont rapporté de toi; tu me conviens, je te donne la bienvenue. Mon hydromel est ardent comme l'éclair, mais tu n'en bois pas. Si tu voulais des repas délicats, je te dirais: retourne ou va-t-en plus loin. Contrairement à ceux de ta race, tu te nourris de lait; nos vaches agiles en donnent peu, mais il est savoureux. Cette nourriture, qu'on nous reproche comme trop primitive, fait la force et le courage de nos jeunes hommes; tu en boiras avec eux. Mauvaise race que ces gens du Samèn! Si le Tegraïe avait quelques hommes comme moi, nous aurions fait dire depuis longtemps: «Où donc était la demeure d'Oubié?» Tu es un désaccord avec lui? il n'y a pas de mal à cela. Quand il viendrait te chercher ici, mes fourrés sont assez épais pour te cacher, toi et toute ma famille; l'oiseau de proie même ne vous découvrirait pas. Mes jarrets sont encore ceux de la panthère, et, de nuit comme de jour, je saurais protéger votre retraite. Quant à ton cheval, personne n'y touchera ici. Et ne descends pas à Moussawa, où les chaleurs de l'été te fatigueraient. Reste dans l'hiver avec moi.
Je remerciai mon nouveau patron, et j'envoyai des hommes sûrs à Gondar, pour avertir le Lik Atskou et me ramener Domingo et quelques effets laissés dans ma maison. Je prévins mon frère de mon heureuse arrivée à Digsa et de la sécurité dont j'y jouissais; et, comme les chaleurs étaient excessives à Moussawa, je l'engageai à venir attendre auprès de moi, dans un climat tempéré, l'arrivée de Domingo. Mais mon frère préféra rester à Moussawa, afin de pouvoir explorer les vestiges de la ville d'Adoulis et d'autres points intéressants du bas pays environnant.
On me parla du petit hameau de Maharessate situé à quatre kilomètres environ à l'Est de Digsa, dans la zone où régnait l'hiver, et dont les environs déserts abondaient en animaux sauvages. Le désir de chasser et de m'affranchir de la gêne qu'entraînait pour moi la vie commune avec le Bahar Negach, m'engagea à m'installer à Maharessate. Il n'était pas probable que le Dedjadj Oubié m'y fît inquiéter; mais en ma qualité de protégé du Bahar Negach,
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