Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
telle force que côte à côte il fallait crier pour s'entendre. Des flots mutinés passèrent en dressant leurs panaches d'écume, comme les chefs fougueux de cette invasion irrésistible; de la berge, nous vîmes trois corps humains culbutant au milieu des eaux qui les emportaient. Un coude du torrent nous permit de sauver ces victimes, dont une était la jeune esclave rachetée. Nous nous comptâmes des yeux, et nous eûmes la joie de n'avoir plus personne à réclamer à cette catastrophe si nouvelle pour moi.
Quant à notre déjeuner, il s'était perdu dans les flancs du monstre; notre faim était bien légitime, il est vrai, mais notre mode de ravitaillement ne l'était guère, et une fois de plus, nous pouvions répéter que ce qui vient de la flûte s'en retourne au tambour.
J'avais bien entendu parler de ces formations soudaines de torrents, mais je n'y croyais qu'à-demi. Le sentier que nous suivions courait dans le lit d'un cours d'eau desséché, bordé par deux contre-forts du premier plateau éthiopien. À l'endroit où nous nous trouvions régnait l'été; à quelques kilomètres plus haut on était dans l'hiver. Après une averse torrentielle tombée sur le plateau du deuga, il arrive parfois que les eaux, suivant de toutes parts les pentes de terrain, se rencontrent dans quelque carrefour, d'où elles se précipitent dans le bas pays avec une soudaineté telle que les serpents et même le lion, la panthère ou le singe sont surpris et entraînés jusqu'à la mer. Lors de mon arrivée dans le pays, on parlait encore d'une caravane qui, surprise ainsi durant la nuit, perdit plus de deux cents hommes et un nombre considérable de chameaux et de charges d'ivoire.
Cependant, les eaux baissèrent; deux heures après, nous pûmes reprendre notre marche et nous gagnâmes enfin Maharessate.
Les parents de la jeune fille volée, qui avaient tout promis pour sa rançon et pour les dépenses que j'aurais à faire pour la découvrir, vinrent me la demander en alléguant leur misère: je refusai; et quelques jours après, ils revinrent accompagnés d'amis de Bahar Négache, m'offrir une faible partie de ce que j'avais déboursé pour eux. Indigné de leur procédé, mais dédaignant d'invoquer le bénéfice de leurs propres lois, je leur rendis leur fille.
Peu de jours après, une grande caravane vint camper près de Maharessate; elle arrivait du Gojam, et elle était forte, disait-on, de six cents hommes armés de boucliers, ce qui avec les esclaves, les porteurs et les sommiers supposait au moins treize cents ou quatorze cents personnes. Une quarantaine de pèlerins pour Jérusalem s'étaient joints à elle. Les principaux trafiquants se réunirent et vinrent me faire visite; ils me surprirent dans une prairie où je courais une quintaine avec mes hommes. Nous nous assîmes en cercle sur l'herbe, et un des trafiquants, que je connaissais, me présenta cérémonieusement un moine lépreux, couvert de haillons, pour lequel tous témoignaient de grandes déférences: il ne marchait qu'avec peine; sa figure était peu éprouvée, mais il avait perdu plusieurs doigts des mains et des pieds.
Après quelques moments de conversation générale, il demanda qu'on fît silence et il m'annonça que je pouvais retourner dans les États du Dedjadj Oubié, lequel venait de s'engager vis-à-vis de lui par serment, à oublier notre scène à Maïe-Tahalo et à me traiter désormais en ami. Le moine parut tout décontenancé, lorsqu'après l'avoir bien remercié de sa bienveillante intervention je lui dis que l'éloignement de mon frère m'empêchait, pour le moment, de retourner sur mes pas.
—À ta volonté, reprit-il, il suffit que la paix soit faite, et que tu puisses aller quand tu voudras vers les pays dont les sources t'appellent.
Bientôt il demanda à m'entretenir en particulier; et les assistants étant allés s'asseoir à l'écart, ses manières devinrent plus familières. Oubié lui avait avoué, me dit-il, que lors de ma visite à Maïe-Tahalo, il buvait depuis le matin d'un hydromel très-capiteux, et que la vivacité de mes réponses avait achevé de le surexciter; que, du reste, ma franchise ne lui déplaisait pas, et que si je voulais prendre du service chez lui, il saurait satisfaire mon ambition plus amplement que le Dedjadj Guoscho. Le moine me conseilla d'accepter de servir temporairement Oubié, les événements politiques ne tarderaient pas à me permettre, ajouta-t-il, de rejoindre honorablement
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