Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
un piquet de soldats arnautes prêts à m'escorter jusqu'à Moussawa. Mais la protection du Banar Négach me suffisait.
Quoique âgé de plus de soixante ans, ce chef était actif, audacieux et fougueux comme un jeune homme. Arrivé, à force d'adresse et d'énergie, à dominer Digsa, il dirigeait presque à son gré les alliances et les hostilités de la sous-tribu d'Akala à laquelle il appartenait. Les Akala-Gouzaïe, réputés pour la rudesse de leurs mœurs et leur courage à la guerre, vivent clairsemés sur la frontière chrétienne, entre la province du Hamacèn et celle de l'Agamé. Ils entretiennent constamment quelque motif de rivalité avec leurs voisins et profitent des interrègnes dans le gouvernement du Tegraïe pour vider leurs querelles par les armes. Ils n'ont gardé de la religion chrétienne que quelques pratiques, suffisantes cependant à les différencier des Musulmans de la côte, auxquels, pour des raisons d'intérêt public ou privé, ils consentent quelquefois à donner leurs filles en mariage, quoique ceux-ci refusent d'en agir de même à leur égard. Séparés par deux journées de route seulement, Moussawa et Digsa offrent le contraste de saisons complétement opposées: quand l'hiver règne à Moussawa, on est en plein été à Digsa et à Halaïe. Digsa, moins considérable que Halaïe, est sis au milieu d'un pays pierreux et tourmenté qui se termine bientôt en chute abrupte pour arriver au pays koualla, chaud et énervant, qui borde la mer Rouge. Du côté du S.-O., vers le Tegraïe, les pentes sont moins brusques et s'arrêtent bientôt au koualla désert de Tsam-a, domaine non contesté des éléphants, des lions et d'autres animaux dangereux. Des bandes isolées de Sahos rôdent nuit et jour sur la frontière chrétienne pour y voler des femmes et des enfants qu'ils vendent ensuite à Moussawa, ou bien encore pour enlever quelques têtes de bétail, ou surprendre et tuer quelque habitant dont ils croient avoir à se plaindre. Cet état de demi-sécurité tient les Akala-Gouzaïe en alerte continuelle; ils ne cultivent la terre que dans la mesure approximative de leurs besoins, et, malgré leur peu d'efforts, ils ont souvent d'abondantes récoltes; mais des années de sécheresse ou le passage des sauterelles les réduisent quelquefois à émigrer en grand nombre. Ils élèvent des chèvres, des moutons et des bœufs, qu'ils confient annuellement aux pasteurs Sahos pour faire profiter leurs troupeaux de l'alternation fréquente des saisons; et, malgré ce besoin qu'ils ont des services des tribus Sahos, ils font souvent contre elles des expéditions dans lesquelles leur courage tenace se manifeste avec cette supériorité que les populations des pays deugas ont souvent sur celles des pays kouallas. Toutes ces circonstances faisaient du Bahar Negach un des hommes les plus importants de cette frontière, quoique son titre de roi de la mer n'ait plus qu'une signification dérisoire depuis que l'Éthiopie n'exerce plus d'action au dehors. Jadis, lorsque des églises chrétiennes s'élevaient jusqu'aux bords éthiopiens de la mer Rouge, et que les flottes de l'Éthiopie transportaient ses armées dans l'Arabie où sa domination était établie, la fonction de Bahar Negach était une des principales de l'Empire: il était chargé du transport et de l'entretien des troupes qui allaient annuellement relever les garnisons que les empereurs tenaient dans l'Yémen; 40,000 hommes, dit-on, étaient affectés à ce service. Le Bahar Negach était, en outre, tenu d'héberger pendant quatorze jours l'armée de retour, afin de la remettre des fatigues de la mer.
Mais si l'on se détourne de ces lointains embrumés de l'histoire pour considérer l'état présent du pays, on est péniblement impressionné par le spectacle de ce qui est.
La pensée s'attriste à contempler cette frontière, passage de tant de puissance, de tant de grandeur, et où tout est rude, inculte, inhospitalier et vide; où les pierres qui jonchent le sol, usées par les siècles, ne laissent plus même deviner si elles ont servi de matériaux aux travaux des hommes, et roulent informes comme des galets sous le cours du temps.
Des milliers de pélerins, des caravanes, des armées, des populations entières qui ont passé là, il ne reste aucun vestige, et n'étaient quelques bandes de cynocéphales que l'on rencontre quelquefois, les erres de l'antilope et du condoma, l'empreinte du pied de l'éléphant ou du lion et la
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