Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
je pouvais craindre ses ennemis personnels; et il n'en manquait pas. Aussi, quand j'y fus établi, m'envoya-t-il un messager pour me dire: «Mikaël, ne t'endors pas!»
Domingo avait quitté Gondar avec une grande caravane, et, comme elle n'avançait qu'à petites journées, il laissa mes gens et quelques effets sous la protection d'un trafiquant, prit les devants et m'arriva à Maharessate. Après lui avoir laissé le temps de se reposer et de jouir du plaisir de converser en basque avec Jean, je l'envoyai rejoindre mon frère à Moussawa.
Peu de jours après, je reçus l'avis que mon frère était malade. Je laissai mes gens à Maharessate et je me rendis auprès de lui. Un éclat de capsule l'avait blessé à l'œil, et les suites de cet accident avaient pris une gravité telle, que, sitôt mon arrivée à Moussawa, il s'embarqua avec Domingo pour Aden, le lieu le plus proche où l'on peut trouver un médecin. Il fut convenu que j'irais le rejoindre.
Lorsque je retournai à Maharessate, une femme d'un village voisin vint pour m'intéresser au sort de sa fille enlevée, disait-elle, par des maraudeurs Sahos. Ses supplications faisaient peine à entendre.
Je mis en campagne mes amis Sahos: ils découvrirent bientôt que la jeune fille venait d'être vendue à un trafiquant de Moussawa; et comme aucun de ces trafiquants n'eût voulu revendre un esclave à un chrétien, parce que c'eût été exposer l'esclave à abjurer l'islamisme, je me rendis encore une fois à Moussawa, et je me confiai au Gouverneur. Le bon Aga me promit de m'aider; mais afin de ne pas blesser les sentiments religieux de ses administrés, il évita d'agir ostensiblement et me donna des moyens détournés d'atteindre mon but. Le trafiquant comptait envoyer la jeune fille au marché de la Mecque, avec une barcade d'autres esclaves sur le point de partir. Aïdine Aga, prétextant quelque fraude contre la douane, fit suspendre leur départ; le trafiquant, comprenant à demi, consentit à me céder sa proie moyennant son prix d'achat, et je repartis aussitôt.
Au lieu de suivre le chemin des caravanes, nous parcourûmes le bas pays en zigzag, chassant tout le jour et nous arrêtant la nuit chez les pâtres Sahos qui pourvoyaient à notre subsistance. Ces quartiers abondent en antilopes de toute grandeur, en condomas, en panthères, en énormes sangliers à masque, en lions et en éléphants.
Une fois, après une quête prolongée et infructueuse, la nuit nous surprit dans un quartier désert, et nous dûmes bivaquer sur des rochers, en endurant la faim. Le lendemain vers midi, la soif, le jeûne, et la fatigue nous faisaient traîner la marche, lorsqu'un de mes hommes signala une caravane de trafiquants. Je proposai à Soliman, mon guide Saho, de prélever notre déjeuner sur eux, comme en pareille occurence, cela se pratique quelquefois dans le haut pays. Le vieux Soliman, dont la voracité était proverbiale, me dit allègrement:
—Par Allah! déjeunons, déjeunons, mon fils. Des honnêtes gens ne doivent pas se laisser mourir de faim, si près de ceux qui ont des vivres. Seulement, je ne me montrerai pas; je suis trop connu, et on dirait que c'est moi qui ai conseillé le coup. De derrière ce rocher, je verrai ce qui se passera, et qu'Allah intimide ces revendeurs de chair humaine!
Bientôt, nous leur faisions nos ouvertures à la façon imprévue et brutale usitée en pareil cas, et sans trop de résistance, ils nous laissaient ce que nous voulions, tant en beurre qu'en farine. En refermant leurs outres, ils nous dirent qu'après tout nos procédés étaient fort honnêtes; ils nous souhaitèrent toutes sortes de prospérités, et nous nous séparâmes en très-bons termes. L'un d'eux revint même sur ses pas, nous rappela que nous n'avions aucun ustensile pour faire fondre notre beurre, et nous donna un pot de terre.
Nous étions dans le lit sinueux d'un torrent desséché; un grand feu fut allumé, et chacun se mit à pétrir sa pitance. Les quatre ou cinq hommes qui mangeaient avec moi choisirent pour table une grande pierre plate et proprette, sur laquelle ils morcelèrent notre pain brûlant et versèrent du beurre dessus. En nous attablant, je vis un petit filet d'eau courant entre les galets; presque aussitôt, un grondement sourd d'abord, puis formidable, fit bondir mes compagnons qui s'enfuirent en ramassant nos armes. Je fis comme eux, et une tête de torrent d'environ deux mètres d'élévation parut en mugissant avec une
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