Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
Prince, qu'une pèlerine en peau de lion est une décoration recherchée par nos cavaliers les plus intrépides; les miens sont impatients que je leur donne celles-ci. Je te les envoie toutes les trois, afin qu'au jour tu puisses prendre pour toi la plus belle.
Je fis mettre les trois peaux l'une sur l'autre, et je m'endormis dessus. Le matin, j'allai remercier le Dedjazmatch, qui se mit à rire en apprenant quel usage j'avais fait de son présent.
—Vous devez être bien braves dans votre pays, me dit-il, puisque vous faites litière de ce qui est la décoration de nos plus vaillants; mais puisque les trois peaux de lion sont entrées chez toi, le mieux est que tu les gardes, ne fût-ce que pour t'épargner l'embarras du choix.
Et faisant allusion à l'indiscrétion de son clerc, il ajouta avec bienveillance:
—Ne trouve pas mauvais que le clerc m'ait appris ce que tu désirais avoir. Tant que tu seras avec moi, les oiseaux du ciel m'apprendront les souhaits que tu feras le jour, et la nuit les esprits me révéleront ceux que tu feras en rêve.
Je retrouvai auprès de lui le Blata-Filfilo et Ymer-Sahalou, auxquels il m'avait présenté lors de ma première visite à son camp. Le premier était toujours grave, digne et d'une humeur doucement narquoise; l'autre, joyeux et pétulant en paroles comme en gestes. Tous deux recherchèrent mon amitié. Ymer-Sahalou s'exaltant disait au Prince:
—Que Monseigneur assure à Mikaël 11 qu'Ymer est ici pour lui complaire. Je lui offre à prendre dans tout ce que j'ai; qu'il choisisse, et par Notre-Dame, ce qu'il me laissera aura pour moi un nouveau prix!
Note 11: (retour) C'était de mes noms celui que j'avais pris, comme étant familier aux Éthiopiens.
—Holà! mon gendre, disait Filfilo, avant de jeter tout ce que tu possèdes à la tête des gens, tu ferais bien de me rendre ma fille.
Et, s'adressant à moi:
—Trouve-t-on dans ton pays des écervelés comme cela? Ne te fie pas à ce gazouillard dont le cheval et la langue s'emportent à tout propos. Quelque jour, il y laissera ses os. Toi, Mikaël, tu m'as l'air raisonnable, et tu n'ajouteras foi ici qu'à la bienveillance de notre Seigneur; elle est déjà telle pour toi, que pour lui faire notre cour, chacun s'évertue à te prouver du dévouement.
—Par Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée 12 ! reprenait Ymer, est-ce que Monseigneur ne congédiera pas ce pronostiqueur? Fâcheux beau-père! Ah! pourquoi sa fille était-elle si jolie? Tiens, Mikaël, n'épouse qu'une orpheline; c'est un conseil d'ami que je te donne.
Note 12: (retour) Un cavalier pénétra dans l'asile de Martola Mariam, en Gojam, malgré la défense de l'abbé, et il en sortait après avoir commis quelque acte de violence, lorsque son cheval s'abattit sous lui et lui cassa la jambe. Il dit à ceux qui le relevèrent, qu'au moment de l'accident, la Sainte-Vierge (à laquelle était dédiée l'église de l'asile) lui était apparue dans les nuages avec un visage courroucé. Le peuple y vit un miracle, et l'église est connue aujourd'hui sous la vocable de Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée.
Le Prince encourageait ces plaisanteries, toujours courtoises; c'étaient des lazzis, des ripostes, de francs rires. Ces trois hommes s'aimaient sincèrement.
L'armée du Dedjadj Guoscho était dispersée dans les fiefs; il n'avait auprès de lui que les fusiliers de sa garde et quatre centeniers avec leurs hommes. Mais ses vassaux affluaient de toutes parts pour lui faire leur cour, solliciter ou suivre quelque affaire en justice; ce qui entretenait une grande animation à Dambatcha.
La femme du Dedjazmatch envoyait deux, ou trois fois par jour s'informer de mes besoins; elle manifesta le désir de me recevoir chez elle. Le Prince me fit sonder à ce sujet, mais je crus devoir montrer beaucoup de réserve; je me rappelais les paroles du Lik Atskou et je voulais, autant que possible, me tenir à l'écart de la vie intime de mes hôtes. Le Prince fit dire à sa femme de ne point insister; et je n'eus pas lieu de m'apercevoir que mon refus ait causé du dépit à la Waïzoro, qui se préoccupa, comme avant, de pourvoir assidûment à mon bien-être. Elle disait que, me voyant seul, loin de ma mère et de mes sœurs, elle devait, par ses soins, les remplacer auprès de moi et me tenir lieu de famille, parce qu'une femme seulement sait pourvoir avec intelligence aux détails de la vie matérielle. En effet, elle s'imposa cette tâche, dont elle s'acquitta toujours
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