Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
de la façon la plus convenable et la plus délicate.
Un jour, le Dedjazmatch me proposa une chasse au sanglier; je l'accompagnai, monté sur ma modeste mule. Chemin faisant, il me demanda si dans mon pays on aimait les mules qui vont l'amble; il en montait une lui-même fort belle. Je répondis qu'en France l'homme de guerre ne montait que le cheval; qu'on laissait la mule pour le bât. Sans faire attention à ce qu'il pouvait y avoir, dans ma réponse, de peu aimable pour lui, le Prince se contenta de dire:
—Ici, l'on préfère réserver l'ardeur des chevaux pour le moment du combat, et monter des mules pour voyager sûrement dans notre pays montagneux. Mais peut-être ignores-tu ce que c'est qu'une bonne mule.
Il se fit donner la mule d'un de ses suivants et m'offrit la sienne. Elle était si bien dressée que, tout en allant rapidement, on eût pu tenir, sans le répandre, un verre plein d'eau; selon l'expression éthiopienne, elle cheminait comme l'onde. Comme je louais les qualités de ma nouvelle monture:
—Garde-la, me dit le Prince; elle te permettra de m'accompagner avec moins de fatigue.
De retour de la chasse, je fis remettre à un des écuyers le harnais de ma mule; mais le Dedjazmatch me fit dire de le garder, si toutefois il ne m'était pas désagréable de faire usage d'une selle qui lui avait servi deux ou trois fois. Elle était en maroquin rouge, brodée en soie bleue et couverte de prétintailles en cuir vert, rehaussées de clinquant; une longue housse écarlate servait à la recouvrir quand le cavalier mettait pied à terre. En me donnant ce harnais, le Prince me conférait une sorte de distinction, car les chefs d'un rang élevé en avaient seuls de pareils. Depuis la chute de l'Empire, les insignes honorifiques ont perdu en partie de leur valeur, à cause du nombre de Polémarques indépendants s'attribuant le droit de les conférer; néanmoins, à mon arrivée dans le Gojam, on faisait encore grand cas d'un semblable harnais.
Je passai ainsi quelques semaines à m'oublier agréablement, partageant mon temps entre la chasse, la lecture et mes entretiens avec le Prince, Ymer-Sahalou et son beau-père, et, chaque jour, je sentais croître mon affection pour eux. Quelquefois, le Dedjazmatch réunissait des notables curieux d'assister à nos conversations. Je les entretenais des mœurs, des coutumes de mon pays, de ses rapports avec les autres nations; je leur parlais de nos armées, de nos grandes guerres; je leur apprenais que Jérusalem n'était qu'à moitié chemin de la France, et que cependant ma qualité de Français me protégeait depuis notre territoire jusqu'au Sennaar et jusqu'à Moussawa; je leur expliquais à quel point les forces des puissances chrétiennes de l'Europe étaient supérieures à celles de l'Islamisme et de l'Asie entière. Ils me répondaient:
—Les Musulmans, qui seuls chez nous traversent la mer, nous assuraient le contraire; mais il doit en être comme tu dis; les paroles du Livre n'annoncent-elles pas que les enfants de la Croix domineront le monde?
Tous faisaient des rapprochements critiques entre ce qui existe chez eux et ce que je leur racontais de mon pays; quant au Prince, il me questionnait sans fin sur l'Europe et de la façon la plus intelligente. Ces échanges d'idées tendaient à modifier le jour sous lequel on me regardait; les égards qu'on ne m'avait témoignés jusque là que par déférence pour le Prince me parurent prendre des nuances de sympathie personnelle.
Cependant, je dus me préoccuper d'atteindre l'Innarya, but de mon voyage; la saison s'avançait, l'Abbaïe allait devenir infranchissable, et je ne voyais pas venir la grande caravane de Gondar. Je fis prendre des informations auprès des trafiquants musulmans, fort nombreux à Dambatcha, où, de même qu'à Gondar, ils habitent un quartier séparé de la ville; beaucoup d'entre eux fréquentaient les marchés du Gouderou, du Liben, du Horro et de l'Innarya; les plus aventureux poussaient même leur trafic au delà. Le Prince fut informé de mes démarches, et me dit un soir, après souper:
—Je crains, Mikaël, que la vie que tu mènes ici ne te soit à charge.
Je lui répondis que je ne manquais de rien, que mon séjour m'était agréable, et qu'à mon retour de l'Innarya j'espérais, s'il le trouvait bon, m'arrêter plus longtemps auprès de lui.
Le lendemain matin, je fus surpris d'être appelé à l'heure qu'il consacrait d'ordinaire à l'expédition des affaires. Le
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