Druides et Chamanes
de signification. Dans ce texte, intitulé Branwen, fille de Llyr , le héros Brân Vendigeit, « Bran le Béni », personnage considérable, de taille gigantesque et détenteur d’un mystérieux chaudron de renaissance qui préfigure le Graal, conduit une expédition des Bretons insulaires en Irlande afin de venir à l’aide de Branwen, la sœur de Brân, maltraitée par son époux, le roi Matholwch. Or, l’armée des Bretons se trouve en face d’un estuaire fort large qu’il est impossible de franchir puisqu’il n’y a pas de pont. Cela démontre que Brân et ses compagnons sont arrivés à la frontière de deux mondes. Mais, ici, il n’y a ni passeur, ni pont, ni même de « gardien du seuil ».
En fait, il y avait un pont, mais il a été détruit par les Irlandais, inquiets de voir arriver une puissante armée bretonne sur leur territoire. « On rassembla aussitôt tous les guerriers d’Irlande, tous les grands chefs, et on tint conseil. » Les membres de ce conseil sont formels : « Il n’y a d’autre plan possible que de reculer par-delà la Llinon, rivière d’Irlande {128} , de mettre la Llinon entre toi et lui, et de rompre le pont. Il y a au fond de la rivière une pierre aimantée qui ne permet à aucun navire ni vaisseau de la traverser. » Il s’agit donc d’une frontière plus ou moins magique entre deux mondes, même si l’explication qui est donnée de son caractère infranchissable est rationalisée, presque scientifiquement, par la présence supposée d’une pierre aimantée au fond de l’eau. Mais, à l’époque de la transcription du récit, une pierre aimantée passait pour être plus ou moins d’origine surnaturelle et pour ainsi dire diabolique.
Brân et sa troupe parviennent donc sur les bords de la Llinon. Les guerriers disent à leur chef : « Tu connais le privilège de cette rivière, personne ne peut la traverser, et il n’y a pas de pont dessus. Quel est ton avis pour un pont ? » Brân le Béni leur fait alors une étrange réponse : « Je n’en vois pas d’autre que celui-ci : que celui qui est chef soit pont . C’est moi qui serai le pont. » Aussitôt dit, aussitôt fait : « Il se coucha par-dessus la rivière ; on jeta des claies sur lui, et les troupes traversèrent sur son corps {129} . »
Il ne faut certes pas se laisser prendre à l’invraisemblance de la situation : celle-ci ne fait que traduire concrètement une réalité idéologique qui met en valeur le rôle et la responsabilité du chef, qu’il soit roi ou simple conducteur d’armée. C’est au chef de prendre les décisions qui s’imposent, pour le plus grand bien de tous ; c’est à lui de se dévouer pour une cause commune. Et de plus, étant donné le sens symbolique de la rivière qui sépare deux mondes, seul Brân, qui se présente ici comme un « pontife », c’est-à-dire étymologiquement « celui qui fait le pont », est avant tout une sorte de prêtre, un chamane , seul capable, grâce aux connaissances acquises par une initiation antérieure, de rétablir, du moins provisoirement, le fameux lien entre la Terre et le Ciel.
D’autre part, on sait que, mythologiquement parlant, le Gallois Brân le Béni est le même personnage que le second Brennus qui, selon les chroniqueurs grecs, aurait conduit, vers 287 avant notre ère, une expédition gauloise à Delphes et dans les Balkans. Cette expédition a peut-être, au départ, une base historique ; mais à travers les récits confus et souvent contradictoires de Pausanias, de Diodore de Sicile et du compilateur latin Justin, c’est en fait une épopée mythologique qui est présentée sous un aspect soi-disant historique. Or, on peut facilement constater de curieuses analogies entre ce que racontent les écrivains de l’Antiquité classique et le récit gallois, vraisemblablement issu d’une tradition orale appartenant à la fois à l’île de Bretagne et à l’Irlande.
Comme Brân le Béni, Brennus se lance dans une quête de butin à travers des pays inconnus, mais de même qu’un alchimiste pratique le Grand-Œuvre à la fois pour fabriquer une pierre matérielle et un édifice spirituel intérieur, chez les Celtes, la quête de trésors est toujours ambivalente : il s’agit autant de se procurer les viles richesses du siècle que les fabuleuses « richesses » de l’Autre Monde. C’est un thème constant dans les épopées celtiques, et la célèbre « Quête du Graal » en est,
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