Du sang sur Rome
connaît mieux le monde
politique que tu ne sembles le croire. Mais il est prudent. A moins de
connaître la rhétorique, les mots qu’on prononce sur la place publique ont vite
fait d’échapper à votre contrôle, comme les feuilles qui volent au vent. Une
vérité innocente peut se transformer en mensonge fatal. C’est pourquoi mon maître
me défend de parler politique hors de la maison. Ou avec des inconnus !
Voilà qui me remettait à ma place. Le silence et la colère
de Tiron étaient justifiés. Je les avais provoqués. Je me gardai de présenter
des excuses, sur le mode paternaliste qu’on utilise envers les esclaves. Tout
ce qui pouvait me renseigner sur Cicéron avant notre rencontre valait la peine
d’être tenté. Et puis, il faut sacrément bien connaître un esclave avant de lui
laisser entendre que son insolence vous plaît.
Le Goulet s’élargit, juste assez pour nous laisser marcher
de front. Tiron se rapprocha, mais garda ses distances, légèrement sur ma
gauche. Nous retrouvâmes la voie Subure près du Forum. Tiron préconisait de le
traverser plutôt que d’en faire le tour. C’est le cœur de la cité : la
Rome officielle, avec ses édifices et ses fontaines magnifiques, ses temples et
ses places, le siège des lois et des dieux.
Nous passâmes devant les Rostres, à la façade ornée des
éperons des navires capturés. Là, plaident les plus grands orateurs et avocats.
Il ne fut plus fait mention de Sylla, mais je ne pouvais m’empêcher de penser
que Tiron, comme moi, se souvenait du spectacle de l’année précédente ici même :
les têtes des ennemis du dictateur, alignées au bout des piques, par centaines
chaque jour. Le sang des victimes se voyait encore sur la pierre. On aurait dit
des taches de rouille.
3
Comme m’avait prévenu Tiron, la maison de Cicéron était en
effet plus petite que la mienne. De l’extérieur, elle était même résolument
discrète : un rez-de-chaussée sans le moindre ornement, une façade aveugle
sur la rue, rien qu’un mur couleur safran, percé d’une étroite porte en bois.
Cette modestie apparente ne signifiait rien. Nous étions
dans l’un des quartiers les plus huppés de Rome, où la richesse ne se mesure
pas à la superficie. Une petite maison ici peut valoir tout un pâté d’immeubles
dans Subure. De plus, les classes supérieures ont toujours méprisé l’ostentation.
Soi-disant au nom du bon goût. En réalité, elles craignent qu’un étalage de richesses
n’attise la convoitise du peuple.
Cet idéal d’austérité remonte à la fondation de Rome.
Cependant, j’ai pu observer dans le cours de ma vie la tendance récente à faire
étalage de son opulence. C’est particulièrement vrai pour la jeune génération,
dont la fortune date de la guerre civile et du triomphe de Sylla. On surélève d’un
étage ; on ajoute une galerie sur le toit ; on importe sa statuaire
de Grèce.
Rien de tel dans ce coin, resté très comme il faut. Les
maisons nous tournaient le dos, n’offrant aucune prise aux passants, réservant
le secret de leur intimité à ceux dignes d’y pénétrer.
La rue de Cicéron était une rue courte et large. Pas de
marché à un bout ni à l’autre, pas de vendeurs ambulants, qui savent
apparemment à quoi s’en tenir. Calme plat. Un pavage gris sous nos pieds, un
ciel bleu pâle sur nos têtes, un crépi passé et fendillé par la chaleur – surtout
pas de verdure dans cet ensemble monochrome. Point d’herbe folle dépassant des
pavés ou d’une courette, encore moins d’arbre ni de fleur. L’air sec et inodore
respirait la pure stérilité de la vertu romaine.
Même dans ce contexte, la
maison de Cicéron paraissait austère. Ironiquement, sa simplicité même attirait
l’attention – voilà, aurait-on pu dire, voilà la demeure idéale de l’homme de bien. Une matrone
aujourd’hui veuve, qui aurait diminué son train de vie, aurait pu y habiter. Ou
un riche fermier l’utiliser comme pied-à-terre lors de ses voyages
d’affaires – mais jamais pour les vacances ou les mondanités. Ou
encore (et c’était le cas), ce pourrait être l’adresse d’un jeune homme de
bonne famille, qui a les moyens et le respect des valeurs d’antan. Un fils de
province venu accomplir sa destinée dans les meilleurs cercles de Rome. Un
jeune célibataire au moral d’acier, si sûr de lui que ni l’ambition ni la
jeunesse ne l’égareront dans les vulgarités de la mode.
Tiron frappa
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