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Du sang sur Rome

Du sang sur Rome

Titel: Du sang sur Rome Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Steven Saylor
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suffit d’attendre, crois-tu. Laisser la nature
suivre son cours, tranquillement. Oui, cela semble le plus facile. Et sans
doute le plus sûr. C’est ce qui se fait, quand on est confronté à une personne
insupportable. Surtout si cette personne est âgée, surtout s’il s’agit d’un
parent. Patiente ! Après tout, nul n’est éternel, et les jeunes
générations survivent à leurs aînés.
    Cicéron marqua une pause. Le voile de gaze s’enfla et
retomba, comme si toute la maison respirait. Une bouffée de chaleur envahit la
pièce.
    — Mais le Temps est un luxe. Certes, si on laisse s’écouler
suffisamment d’années, un homme de soixante-cinq ans finira par s’éteindre de
sa belle mort. Mais cela peut prendre vingt ans.
    Il se leva et se mit à arpenter la pièce. Ce n’était pas le
genre à discourir immobile. Plus tard, j’apprendrais à percevoir son corps
comme une espèce de machine – le pas rythmé, les bras en mouvement,
les grands gestes de la main, la tête sur son axe, le jeu facial.
    — Imagine, dit-il (la tête de côté, un moulinet de la
main), un veuf de soixante-cinq ans, qui vit seul à Rome. Mais qui n’a rien d’un
reclus. Au contraire, il apprécie les sorties, les dîners, les fêtes. Il
fréquente les jeux du cirque, le théâtre. Les bains. On le voit même à son âge – c’est
la vérité – dans les lupanars. Il ne vit plus que pour le plaisir. Il
s’est retiré de la vie active. Pas de problèmes d’argent : des propriétés
à la campagne, des vignobles, des fermes – il ne s’en soucie guère.
Voilà longtemps qu’il a passé la main à son successeur.
    — C’est-à-dire à moi.
    Comme tout orateur, Cicéron détestait être interrompu. Mais
cela prouvait au moins que je suivais.
    — Oui. A toi, son fils. À présent, le vieux se consacre
à la poursuite du plaisir. On le voit errer dans les rues à toute heure du jour
et de la nuit, avec ses esclaves pour toute compagnie.
    — Pas de gardes du corps ?
    — Pas vraiment. Deux esclaves l’accompagnent, plutôt
par souci de commodité que de protection.
    — Armés ?
    — Même pas.
    — Mon père putatif cherche la bagarre.
    Cicéron acquiesça.
    — En effet. Il ne fait pas bon traîner à Rome en pleine
nuit. Surtout si on a l’air d’avoir de l’argent. L’imprudent ! Se jouer du
danger, jour après jour. Ce vieil imbécile, tôt ou tard, il lui arrivera
malheur. Du moins c’est ce que tu crois. Or, ce train de vie scandaleux se
prolonge d’une année à l’autre, et rien ne se passe. C’est à croire qu’un démon
veille sur lui ! Jamais on ne l’a agressé, volé, ni même menacé. Le pire
qui puisse lui arriver, c’est d’être accosté par un ivrogne ou par une
prostituée, dont il peut se défaire d’une pièce ou d’un mot à ses esclaves.
Non, le Temps ne se montre guère coopératif. Laissé à lui-même, notre vieillard
peut tenir jusqu’à cent ans.
    — Est-ce un grand mal ? Il commence à m’être
sympathique.
    Cicéron leva un sourcil.
    — Pas du tout. Tu le hais. Peu importe la raison, pour
le moment, tu veux sa mort. A tout prix.
    — Je m’en remets quand même au Temps. Il est en bonne
santé ?
    — Excellente. Meilleure que la tienne. Et comment en
serait-il autrement ? Chacun sait que tu es surmené. Tu te tues à la tâche :
les fermes, la famille… Alors que le vieux n’a aucun souci. Il ne fait que ce
qui l’amuse. Le matin, il se repose. L’après-midi, il prépare sa soirée. Le
soir, il se bourre de nourritures exquises, boit à l’excès et ripaille avec des
hommes deux fois plus jeunes que lui. Le lendemain, il fait peau neuve aux
bains, et c’est reparti. Son état de santé ? Je te dis, il va encore au
lupanar.
    — La bonne chère et l’alcool auront raison de lui,
supposai-je. Et l’on dit que bien des filles sont venues à bout du cœur d’un
vieillard.
    Cicéron secoua la tête.
    — Non. Cela ne mène à rien, c’est trop incertain. Tu ne
le supportes plus, comprends-tu ? Peut-être même as-tu peur de lui. Il
faut en finir.
    — La politique, alors ?
    Cicéron s’arrêta, sourit et reprit les cent pas.
    — La politique, répéta-t-il. Oui, ces jours-ci à Rome,
une carrière politique achève plus vite son homme qu’une vie licencieuse. (Il
écarta les mains en signe de résignation.) Hélas, le bonhomme est une de ces
rares créatures qui ont réussi à mener leur vie sans jamais se mêler

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