Du sang sur Rome
Marcus. Il est trop vieux pour s’habituer à
ce nouveau prénom, même s’il en est fier. De toute façon, pas la peine de l’appeler.
Ces jours-ci, il répond à la porte et c’est à peu près tout. Cela peut prendre
un certain temps. Je crois que mon maître apprécie. Il trouve de bon ton de
faire patienter les visiteurs, le temps d’être annoncé.
Je jetai un coup d’œil circulaire : pas une banquette
où s’asseoir. Très romain, en effet.
Au bout d’un long moment, le vieux Tiron revint, écartant la
portière pour laisser passer son maître. Comment décrire Marcus Tullius Cicéron ?
Les gens qui sont beaux se ressemblent tous, mais quand on est laid, on ne
ressemble à personne d’autre. Cicéron avait un large front, un nez charnu, des
cheveux clairsemés. De taille moyenne, il avait la poitrine et les épaules
creuses, et un long cou d’où saillait la pomme d’Adam. Il faisait
considérablement plus que ses vingt-six ans.
— Voici Gordien, dit Tiron.
J’inclinai la tête. Cicéron eut un sourire chaleureux. Il y
avait dans ses yeux une étincelle, un questionnement perpétuel. Je fus
impressionné d’emblée, sans trop savoir pourquoi. Et stupéfait l’instant d’après
où il ouvrit la bouche. Il avait la voix éraillée et haut perchée d’un bateleur
ou d’un acteur comique, une voix aussi cocasse que son surnom. Avec ses
modulations cadencées, Tiron faisait meilleur effet.
— Par ici, fit Cicéron en repassant sous la portière.
Sur la droite, un rideau de gaze jaune pâle voilait l’atrium,
qu’on devinait petit mais impeccablement tenu. C’était comme un puits, un
réservoir de chaleur et de lumière. Une petite fontaine jaillissait en son centre.
La gaze s’enflait et ondulait doucement.
En face de l’atrium se trouvait une pièce spacieuse et
aérée, éclairée par d’étroites fenêtres en hauteur. Sur les murs en plâtre
blanc, le mobilier en bois sombre ressortait, embelli de ferrures ouvragées, de
griffes d’argent, d’incrustations de nacre, de cornaline et de lapis.
La pièce croulait sous les rouleaux et les manuscrits.
Nous étions dans le bureau bibliothèque de Cicéron. Ce genre
d’endroit en dit plus sur son propriétaire que les salles de réception ou les
chambres à coucher, domaine réservé des femmes et des esclaves. C’était un
espace privé, mais ouvert au public, comme en témoignaient les chaises
disséminées, dont certaines étaient regroupées comme si d’autres visiteurs
venaient de les quitter.
Cicéron nous désigna trois sièges, prit place et nous fit
signe de nous asseoir. Quel genre d’homme vous reçoit dans sa bibliothèque,
plutôt que dans sa salle à manger ou sa véranda ? Un érudit, pensai-je. Un
amoureux des sciences et des arts. Avec des prétentions grecques. Un homme qui
entame la conversation avec un parfait inconnu par ce genre de question :
— Dis-moi une chose, Gordien, as-tu jamais songé à tuer
ton père ?
4
Quelle fut ma réaction ? Interloqué, j’ai dû tiquer, le
regarder de travers. Cicéron n’en perdit pas une miette et eut ce sourire
modeste de l’orateur qui sait manipuler son audience. Les acteurs (et j’en
connais beaucoup) ressentent cette même satisfaction, ce même pouvoir. Le pâtre
vient dire son fait à Œdipe, et d’un mot provoque un concert d’exclamations
horrifiées dans l’assistance. Derrière son masque, il se contente de sourire et
fait sa sortie.
Je fis semblant de m’abstraire dans la contemplation des
manuscrits à portée de main. Cicéron guettait la moindre de mes réactions ;
je m’efforçai d’avoir l’air impassible.
— Mon père…, commençai-je en me raclant la gorge,
maudissant cette interruption qui pouvait passer pour un signe de faiblesse.
Mon père est mort depuis bien des années, honorable Cicéron.
L’étincelle de malice disparut. Il fronça les sourcils.
— Mes excuses, fit-il en inclinant la tête. Je ne
pensais pas à mal.
Après un intervalle poli, l’étincelle se ralluma.
— Alors, tu ne m’en voudras pas de te reposer la même
question – pure hypothèse de travail, bien sûr. Imagine que tu
veuilles te débarrasser de ton père. Comment t’y prends-tu ?
Je haussai les épaules.
— Quel âge a-t-il ?
— Dans les soixante, soixante-cinq ans.
— Et moi-même, dans ton hypothèse ?
— La quarantaine.
— Le Temps, répondis-je. Quel que soit le problème, le
Temps y pourvoira.
— Il
Weitere Kostenlose Bücher