Edward Hopper, le dissident
que ne comptait rien d’autre, essentiellement, que l’acte de peindre.
Écrire ou peindre peut sauver un homme. Le succès de l’œuvre, son accueil, n’est pas d’une telle importance. L’artiste toute sa vie écoute ce qui vient du fond de lui et d’au-delà de ce qu’il connaît de lui. Écouter est sa réponse à ce qui le sauve. C’est en ce sens que Hopper disait qu’il n’avait jamais été influencé que par lui-même.
La rencontre d’un peintre, de son œuvre, est la rencontre imaginaire de l’homme qu’il fut. Je me suis pris de sympathie pour cet homme qui semble vouloir décourager et fuir toute sympathie, cet homme taciturne, solitaire, qui ne cherchait pas à plaire par sa peinture ni à l’expliquer. J’ai eu parfois le sentiment de m’asseoir près de lui, silencieux, comme lui-même a peint un vieil homme, seul, dans la rue déserte, un dimanche, au pied de sa maison.
Ce livre est une biographie, un essai sur la peinture, une réflexion sur l’art, un portrait. Je ne vois pas de mot qui définisse mieux ce peintre et cet homme que celui de « dissident ». Il m’a fallu écrire tout ce livre pour rencontrer le mot qui en est devenu le titre. Qu’est-ce que la « dissidence » ? Le fait de se tenir à l’écart, séparé, différent. Dissident, Hopper le fut à l’égard du réalisme américain comme de toutes les avant-gardes, abstraction, cubisme, surréalisme, dont il est le contemporain. Sa vie est une leçon de solitude.
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Enfance et jeunesse
Il est né le 12 juillet 1882 dans l’État de New York, au bord de l’Hudson, à Nyack, une petite ville portuaire qui compte environ quatre mille habitants et vit de la fabrication de chaussures, de voitures à cheval, de pianos, ce qui n’en fait pas une ville industrielle . L’air est sain, le climat salubre. Les convalescents y reprennent des forces. Joliment peintes, paysannes, citadines, toutes fraîches, toutes neuves, flambant neuf, on voit, des hangars de construction, sortir des voitures et des charrettes, des carrioles ; elles s’alignent le long des trottoirs lavés à grande eau, on les entend rouler pour la première fois sur le pavé de la ville, ce pavé qui, excluant la boue et les moustiques porteurs de malaria, de fièvres, a purifié l’air que brasse parfois le vent marin. Leur propriétaire, avec à côté de lui le contremaître, le patron, étrenne la belle chose, roide ou dodelinante, par un tour d’honneur, plutôt qu’un trot ou un galop d’essai, entre la rive du fleuve et l’embarcadère maritime, le long des docks, des chantiers, d’un bout à l’autre de la rue principale, sur la grand-place ; les chevaux, pour cette inauguration, cette espèce de fête du nouvel an, sont enrubannés et pomponnés aux couleurs des ridelles et de l’écurie. Ces jours de première sortie, de parade,
de cavalcade, le crottin sur la chaussée semble plus doré et les oiseaux plus vifs.
Aux alentours de la ville, sur les collines feuillues ou les falaises, face à l’océan, le long de l’Hudson, des capitaines retraités de la marine, des armateurs, des ingénieurs, des entrepreneurs, des financiers construisent des cottages où couler des jours tranquilles : de la fenêtre ornée de plantes vertes dans leur pot de faïence bleue et blanche ou de cuivre brillant comme des longues-vues, ils jouissent du grand large, de l’horizon, des flottes et des cargaisons de nuages. Ils vérifient, de l’œil et du tapotement d’un doigt, la conformité de leur baromètre avec ce qu’ils voient s’accomplir entre ciel et mer, du matin au soir, jusque dans la nuit, veilleurs bénévoles et contrôleurs du climat, administrateurs de la pluie et du beau temps. Ils jouissent de l’Atlantique. L’hiver, comme jadis en Hollande, on patine sur le lac ; l’été, le bassin n’est qu’un pavois de voiles, une foule, un fouillis de bateaux de plaisance, l’heureuse cohue des régates, l’allégresse d’un port soudain voué à l’oisiveté, au loisir. On ne voit plus guère les chalutiers, les barques de pêche.
Cette année-là, dit Gail Levin dans An Intimate Biography , grâce à quoi nous savons ce qu’il nous est possible de connaître de la vie d’Edward Hopper, et quelques semaines après la naissance d’Edward, New York met en service les premières installations électriques chez des particuliers. L’année suivante, on pose la première ligne téléphonique entre New York et Chicago. En
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