Edward Hopper, le dissident
venu faire ici-bas. La dernière page, la dernière toile est blanche, peut-être. Le silence était la réponse. Le silence, ou la lumière.
Ce tiroir-caisse, ce tabernacle, cette sorte d’autel, ce reliquaire, ce trésor dérisoire, cette chose métallique en posture de sphinx, ce bloc, signifie-t-il le règne du commerce et de l’argent ? La ressemblance du barman et de la caisse veut-elle dire que l’employé n’est guère plus qu’une machine, un automat – pour reprendre le titre d’une toile de Hopper qui représente un autre bar ? Et que l’argent, prix ou salaire, capital, est le seul vrai lien entre les hommes, le nœud de la société ? Une publicité de cigares, avec indication du prix à l’unité, posée comme pour servir d’enseigne au bar, décor payant, réclame rétribuée, confirmerait cette intention, ce sous-entendu. Peut-être même la femme au comptoir est-elle à vendre. On dira que Hopper n’était pas un homme de gauche ; mais Balzac non plus.
Il se pourrait aussi que cette caisse commerciale rappelle une sonnerie qui fut familière au peintre dans la mercerie de son père, à Nyack, État de New York. Dans la nuit du magasin, la caisse enregistreuse est inerte, silencieuse. Le passé n’est plus qu’une image. Cette machine est une urne sur la dalle du comptoir. Les passagers du bar de nuit sont-ils plus vivants que ceux qui ont disparu ? On dirait leur reflet dans un miroir.
Cette peinture nous fascine.
Quel autre peintre a comme Hopper lié le réalisme et l’onirique, le sentiment du banal et de l’étrange, jusqu’àà les confondre ? Il est proche du surréalisme qu’il paraît ignorer, cependant que les surréalistes ne firent pas de lui l’un des leurs. J’écrivais, évoquant le bar de nuit : « Le bar où nous sommes. » En fait, nous sommes dans la rue, là où se tient le peintre, le passant qui vient de s’arrêter et qui regarde l’intérieur du bar, à travers ses larges fenêtres.
Mais nous avons l’impression d’être parmi les quelques personnages qui attendent la fin de la nuit, dans cette lumière vive et froide. Les vitres sont des murs que le regard traverse. Nous sommes en même temps au-dehors et au-dedans, absents et présents. Il en va de même dans les rêves. Hopper, témoin transparent. Peintre d’une attente qui n’attend rien. Une telle attente, nous en avons tous l’expérience. C’est l’une des raisons de notre fascination.
J’ai suivi le fil de la longue vie d’Edward Hopper : de 1882 à 1967. C’est la vie d’un peintre. J’ai voulu regarder et comprendre sa peinture. On n’écrit pas sur l’œuvre d’un peintre sans la rêver autant qu’on la regarde. Il s’agit aussi de l’interpréter. Comme on tente d’interpréter un rêve ou un ensemble de rêves. Il faut, autant qu’il se peut, concilier une approche objective et une approche inévitablement subjective. Se vouloir lucide et consentir à la dérive : elle est souvent le meilleur guide. Elle nous conduit où le seul savoir, ou la science, ne nous aurait pas menés. Une attention, certes, mais flottante . Dans ce travail, l’écriture, ce qu’elle refuse, ce qu’elle appelle, a sa part. Elle éclaire le chemin.
Quand on entreprend d’entrer dans une œuvre, de la connaître, c’est elle qui bientôt pénètre en vous et imprègne jusqu’à vos sommeils. Elle fait ressurgir des souvenirs comme l’aimant attire la limaille. Vous revoyez les routes rectilignes de l’Amérique et ses maisons de bois peintes en blanc, une mercerie de votre enfance, un haut grillage rouillé à Greenwich Village, un pont, le pont de Brooklyn. Les peintures sont des rêves visibles. Ce sont des rêves qui se mêlent aux vôtres. Rêves sourciers. Parfois l’œuvre dévoile en nous des hantises dont nous ne savions pas la présence.
« Edward Hopper, peintre de l’Amérique, peintre de la solitude et du silence, peintre de la mélancolie
moderne… » Sans doute. Mais, d’abord : un peintre. Son « réalisme » conduit à s’interroger sur la notion de réalisme et, par ricochet, sur la notion de « modernité ». Au-delà de son « réalisme », j’ai découvert, comme chacun peut le faire, son sens de la « peinture pure », de l’abstraction. Au-delà de sa mélancolie, son amour de la lumière. À quel désastre intérieur, quelle détresse, Hopper serait-il allé si la peinture, très tôt, ne lui était devenue raison de vivre ? Si forte
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