Edward Hopper, le dissident
1870, le train avait relié Nyack à New York et réduit sur l’Hudson le trafic des bateaux à vapeur. En 1882, la guerre de Sécession a pris fin depuis dix-huit ans.
Américaine depuis trois générations, méthodiste, c’est-à-dire protestante, ou puritaine – ces mots, en France, pour nous, sont presque synonymes –, sa famille est d’origine anglaise et hollandaise, avec une aïeule née en France, côté paternel ; anglaise, ou plutôt galloise, côté maternel. Hopper tirera plaisir de son brin d’ascendance française. Il aimera se sentir au confluent de plusieurs nations : américain, cosmopolite.
Il a huit ans lorsque son père achète un commerce de tissus et de mercerie. On pense que le tableau peint en 1948 et intitulé Seven A. M. (« Sept heures du matin »), représente, compte tenu de la part d’imaginaire que presque toujours Hopper ajoute à la réalité, ou dont il l’imprègne, la boutique familiale. Elle occupe un coin de rue. C’est le matin. La rue est vide. À l’intérieur, proche de la vitre, incluse dans la vitrine, sur l’un des bords verticaux, une pendule à balancier, une horloge, peut-être à vendre, marque sept heures ; il est possible qu’elle soit chaque jour mise à l’heure par un commerçant soigneux, bien qu’il soit malaisé de l’atteindre, accrochée à cette place.
Il fait sombre et noir encore dans le magasin : le soleil ne l’éclaire qu’en partie.
Mais pourquoi cette horloge, à cet endroit ? Est-ce pour meubler, dans la vitrine, un espace vide et pâle ? Indiquer l’heure de la journée, de même qu’on inscrit au bas de la toile une date, avec la signature ? et comme si la représentation des ombres et des lumières ne suffisait pas à montrer le jour naissant. Est-ce pour signifier la présence du temps, le temps qui passe ; et que tout passe : de même que jadis, près d’un crâne, près d’un fruit déjà pourrissant, le sablier. Allégorie de la mort, mélancolie, verset de l’Ecclésiaste, sagesse antique : memento mori , rappel funèbre au sein des
plaisirs d’un banquet. Ce qui veut dire aussi : « Souviens-toi de vivre » ; « Fais ce que tu dois. Ne perds pas ton temps. Au Jugement dernier, Dieu, comme il te demandera compte de toutes tes paroles, de la moindre de tes vaines paroles, te demandera compte du temps qui te fut donné, des talents que tu as reçus, perdus… » Cette horloge est admonestation, sermon. Elle questionne celui qui passe : « Qu’auras-tu fait de ta journée ? Qu’auras-tu fait de ta vie ? » Horloge méthodiste, baudelairienne. Horloge morale. « Le jour se lève. Le soleil est déjà haut. Que vas-tu faire de ce jour ? Que vas-tu faire du temps que l’Éternel te donne ? Nul ne sait l’heure ni le jour… » Et la pendule peut-être est un carillon. « Voici que tu as peint ce lieu de ta jeunesse, de ton enfance. Consacre à la peinture toute ta force puisque c’est la voie que tu as choisie, et ton devoir. »
Monet voulait saisir, presque d’une minute à l’autre, sur la paille d’une meule ou son ombre sur le chaume, sur la pierre d’une cathédrale, le passage du rose au mauve, du bleu au violet, le frisson perpétuel du temps, saisir cette muabilité, par l’immobilité radieuse de la peinture. Les nymphéas n’étaient pas seulement l’éclosion de la beauté et son retrait avec la nuit, autre splendeur. Était-ce le temps en son essence qu’il cherchait à exprimer par la peinture ? S’opposait-il, par la beauté de la peinture, sa permanence, au passage irréversible et au deuil de toutes choses ? Dans la vitrine, les aiguilles marquent sept heures, pour toujours. Peindre, c’est peindre le monde arrêté, fossilisé ; fût-ce sous les apparences de la fugacité, de la vivacité, de la vie ; et, connaissant la peinture de Hopper, on aimerait dire : le monde désert, le fantôme glacé du monde ; que la lumière illumine, magnifie.
Peut-être cette horloge insolite n’est-elle qu’habileté commerciale. Une manière d’illustrer, comme ferait une enseigne, l’adage « Time is money » . Au mur, l’horloge, et, sur le comptoir, la caisse enregistreuse, qu’on aperçoit par la vitre : l’argent, le temps seraient les rimes d’un poème. Le peintre les a-t-il entendues, voulues ? Le passant levait machinalement la tête pour savoir s’il était ou non en retard, au lieu de sortir sa montre. Tout en marchant, il regardait
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